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Mot de passe oublié ?Le public a été unanime. Dès les projecteurs éteints et sans attendre le lever de rideau, les applaudissements ont retenti dans la salle à l’acoustique si soignée du Grand théâtre de Provence. Debout, offrant trois rappels, il a salué la création mondiale d’Innocence, opéra de Kaija Saariaho pour ce qu’il est : un chef d’œuvre. La compositrice finlandaise, qui vit à Paris depuis quarante ans, est une adepte de la musique spectrale qu’elle a apprécié auprès de ses premiers professeurs, Tristan Murail et Gérard Grisey. Sans le dénier, Kaija Saariaho réalise un développement personnel et créatif avec Innocence confirmant sa place dans le rang restreint des grands compositeurs de ce siècle. La partition du personnage de Markéta, comme un collage de la musique folklorique finlandaise, est une appropriation parfaitement réussie d’un élément ancien et extérieur à l‘œuvre qui s’intègre d’autant mieux que l’intrigue l’appelait. De même, l’utilisation de plusieurs langues européennes avec leur musicalité différente, et l’emploi de parlé-chanté et, pour un personnage, de parlé non scandé, sont autant de matériaux magistralement utilisés pour la richesse d’une composition qui l’emporte par son unité. Le chœur, invisible sur scène, de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir, ajoute encore à cette composition qui a pris huit années de travail à Kaija Saariaho.
Un drame contemporain. Les ressorts de l’intrigue et la scénographie qui la sert ne sont pas nouveaux. Lors d’un repas de mariage, le passé douloureux de la famille ressurgit à la façon dont Thomas Vinterberg l’a remarquablement réalisée avec son film Festen. De même la maison à deux niveaux qui tourne sur le plateau et permet de juxtaposer des scènes qui se déroulent dans un autre espace et un autre temps a déjà été utilisée par Simon Stone dans sa pièce Ibsen Huis pour le festival d’Avignon en 2018 ou encore par le français Fabrice Melquiot. Mais ici, intrigue comme scénographie et costumes participent d’une unité impressionnante de l’œuvre qui les dépasse et les englobe dans sa puissance créative.
Car le public international de cette première mondiale a assisté à la création d’un drame qui fera date. Le travail long et partagé de la compositrice et de la librettiste, assistées du dramaturge et traducteur Aleksi Barrière, n’y est pas pour rien. L’écrivaine finlandaise Sofi Oksanen est connue des lecteurs français pour son roman Purge qui a obtenu le prix Femina. Elle signe là son premier livret d’opéra, qui l’a contrainte à un exercice difficile pour un romancier : des dialogues très courts, des phrases percutantes et très signifiantes notamment au niveau de l’intrigue, concentrée dans un temps que la compositrice ne voulait pas dépasser 1h45. Le texte superpose deux époques, le repas de mariage actuel où une serveuse remplaçante va révéler un passé ancien, celui d’une fusillade comme les Américains en ont trop connu dans les établissements scolaires ou celle qui a marqué la Norvège en 2011. À la manière d’une littérature policière, l’intrigue se dévoile en tableaux successifs qu’assure la maison tournante, jusqu’au coup de théâtre final qui montre combien les culpabilités sont nombreuses, l’humanité torturée derrière les apparences du confort moderne, le drame toujours moteur d’un imaginaire qui cherche si ce n’est à raisonner, du moins à comprendre avec l’aide d’une sensibilité très sollicitée dans cet opéra en tout point contemporain.
L’unité de l’œuvre. L’australien Simon Stone met sobrement en scène les effets dramatiques et la progression de l’intrigue en laissant aux interprètes la place qui semble naturellement être la leur. Un défi, notamment pour Vilma Jää qui interprète le registre si singulier de Markéta et l’actrice Julie Hega, dont les rôles décalés deviennent une évidence. Quant à Susanna Mälkki, sa maîtrise de la partition et sa direction du London Symphony Orchestra subjuguent. Également finlandaise, Susanna Mälkki avait déjà créé L’Amour de loin, premier opéra de Kaija Saariaho.
Cette impression d’une équipe parfaitement réunie et tendue vers la réussite de l’œuvre émane également des artistes lyriques, les parents Sandrine Piau et Tuomas Pursio, la serveuse interprétée par Magadalena Kozena ou les mariés Lilian Farahani et Markus Nykänen.
Sortant du Grand théâtre de Provence, on reste empreint de cette magie renouvelée du drame lyrique et de l’empreinte musicale novatrice. « Dans chacun de mes opéras, j’ai pour habitude de créer une identité musicale et vocale spécifique pour chacun de mes personnages, confie Kaija Saariaho. Avec treize personnages, il fallait que j’expérimente de nouvelles possibilités. » Là est sans doute le départ de la richesse incomparable d’Innocence. Car peu d’opéras contemporains parviennent à cette unité de création qui fait de l’opéra une œuvre globale où les différences forces créatrices conjuguent en un même drame. Cela exige un travail considérable et commun qu’ont su effectué les différents interprètes, le metteur en scène, la scénographe, l’ingénieur du son et la chorégraphe, les musiciens, le chœur, l’actrice et les artistes lyriques au service d’un chef d’œuvre.
Innocence, opéra en cinq actes de Kaija Saariaho. Création mondiale le 3 juillet 2021 au Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence. Les 3, 6, 10 et 12 juillet. Livret de Sofi Oksanen. Mise en scène de Simon Stone. Direction musicale de Susanna Mälkki avec le London Symphony Orchestra. Avec Magadalena Kozena, Sandrine Piau, Tuomas Pursio, Lilian Farahani, Markus Nykänen et Jukka Rasilainen.