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Mot de passe oublié ?L’heure du service est terminée. Plongeurs et aides-cuisiniers s’affairent à briquer la cuisine, tout doit être propre comme un sou neuf avant le lancement du service du soir. Le chef, lui, s’est retiré à deux pas de son restaurant. Le lieu, avec pignon sur rue, est facile à identifier. Dans la vitrine, un homard géant impossible à manquer. C’est le Tango de Chausey, un bronze d’abord réalisé grandeur nature puis répliqué à l’identique sur deux mètres cinquante de hauteur. Sur les murs, des sous-verres assurent la protection de collages multicolores. Bienvenue dans L’Arrière-cuisine, sa galerie d’art, son bureau, et son lieu de rendez-vous. Le chef, Alain Passard, est aux commandes de l’Arpège depuis plus de 30 ans et a fêté l’an dernier vingt années de 3 étoiles au Michelin.
Un mélange des arts. « Ces collages, ces sculptures, ce sont mes recettes, explique-t-il. Ici, ce sont des asperges cuites en botte à la verticale, servies avec un œuf mollet. Là ce sont des pommes de terre fumées. Le Tango de Chausey, c’est ma recette de homard découpé en aiguillettes. » Surprenant mélange des genres, conciliant création plastique et création culinaire. Parfois, inspiré par des couleurs, le collage précède la recette, parfois c’est le contraire. « Je ne suis pas un plasticien, se défend le chef. Pour moi ce sont des loisirs ». Quand bien même, du 8 avril au 16 juillet prochain, le Palais des Beaux-Arts de Lille lui donne carte blanche, l’ayant choisi comme l'invité de son quatrième Open Museum. « Beaucoup se sont demandé ce qu’un grand chef pouvait bien avoir à dire à propos du Palais des Beaux-Arts. C’est tout à la fois l’originalité et le risque de l’Open Museum : inviter des personnalités décalées à dialoguer avec les collections du musée, et leur offrir l’opportunité d’en donner une version personnelle et inattendue », se justifie Bruno Girveau, le directeur du musée, convaincu qu’ « élevée au niveau où Alain Passard l’a portée, la cuisine est un art et le cuisinier un artiste. »
Des œuvres gourmandes. Le chef Passard ne boude pas son plaisir d’être ainsi convié. « C’est une invitation pour la cuisine française qui occupe une place importante aujourd’hui dans le monde de l’art. Qu’elle soit choisie est une belle récompense. J’en ai parlé à mes confrères, nous sommes tous très fiers qu’elle soit mise à l’honneur dans un musée. D’autant qu’à ma connaissance, ça n’a pas beaucoup été fait jusqu’à présent ». Pour son Open Museum, le chef a fait une sélection d’artistes contemporains, « dont certains ne sont plus là, mais dont les œuvres ont toujours un côté gourmand ». Elles sont pour lui sources d’inspiration. « Au sortir d’une expo, je peux avoir envie tout de suite de me mettre aux fourneaux parce que j’ai vu quelque chose qui m’interpellait. C’est comme ça que j’ai créé la recette des asperges cuites à la verticale, à partir d’un tableau de Stéphane Dumas. Ce n’était même pas une peinture, mais une écorce de bouleau. Et je suis resté en arrêt devant une couleur ivoire veinée de vert. Dans ce tableau, j’ai vu des asperges ». A Lille, le chef présentera ses sculptures, ses collages et des animations vidéo inspirées d’œuvres exposées avec un grand souhait : « à la sortie, je veux que le public ait faim ».
Plus d’appétence pour la viande. Le visiteur qui ne connaît pas le personnage remarquera sans tarder, à travers ses recettes mises en images ou en sculptures, que le chef a peu d’appétence pour la viande, en particulier la rouge. Il l’a écartée de ses menus à la fin des années 1990. C’était les années vache folle. « Cette crise m’a terrassé, ça a été très douloureux, mais ma première démarche était une démarche artistique, j’avais envie d’autre chose, j’avais envie de changer de métier. J’avais eu ma troisième étoile avec le tissu animal, il ne faut pas oublier que l'Arpège était une rôtisserie. Mais j’avais lu la dernière page du livre. J’avais envie d’aller voyager sur un autre tissu, le tissu végétal, que j’avais totalement ignoré pendant des années ». S’ouvre alors un nouveau livre, avec une première page blanche : « il a fallu repartir en apprentissage ».
Faire du légume un grand cru. Il n’y a pas d’artiste digne de ce nom sans une grande exigence, sans nécessité de perfection. Devenu cuisinier « légumier », Alain Passard est attiré par « les couleurs et les textures des légumes ». Il a mis en place un potager dans la Sarthe en 2002 puis, deux ans plus tard, un autre dans l’Eure pour assurer ses propres approvisionnements (il possède également un verger). Deux jardins cultivés selon les principes de l’agriculture biologique, avec des natures de sols différentes, et une grande complicité avec ses jardiniers. « J’ai voulu valoriser ce métier, faire du jardinier un artiste. Ce sont des gens d’une grande sensibilité. » Avoir ses propres jardins permet à Alain Passard de récolter ses légumes au niveau de maturité qu’il souhaite. « Si je veux des petits pois gros comme ça, ou des haricots verts longs comme ça, qui pourrait me le faire ? » Il y conduit aussi des expérimentations. Quand il veut travailler une nouvelle variété, le chef commence par la tester sur ses deux parcelles. « La même graine, nous la plantons dans les deux jardins, le même jour à la même heure. Puis, on la récolte le même jour à la même heure, et après je goûte. Si c’est un navet, je fais un jus que je bois comme un vin, je goûte cru, je goûte cuit, puis je mets une note, côté esthétique, côté gustatif, côté olfactif. A la fin, on plantera ce navet dans tel jardin parce que c’est là qu’il a trouvé toute son expression. C’est une dynamique de vigneron ». L’ambition du chef étoilé n’est rien de moins que de « faire du légume un grand cru ».
Repartir à zéro tous les trois mois. Cela passe pour lui par un respect aigu de la nature, qu’il ne conjugue pas seulement avec les techniques bio mais aussi avec le caractère saisonnier des produits du jardin. « Il n’y a plus de respect des saisons. Un môme, on ne le lui enseigne pas, on ne le lui dit pas. On va se balader sur un marché et on lui fait voir des fraises en plein hiver, des cerises, des tomates, des melons. C’est très préoccupant. Je trouve ça triste. » Car pour le chef, ce respect est un des secrets de sa longévité au plus haut niveau. « Il y a une recette pour garder 3 étoiles : une cuisine qui bouge, une cuisine qui est en permanence en respect avec la nature, avec les saisons, une cuisine qui ne triche pas, qui ne met des tomates dans sa cuisine que trois mois par an, une cuisine qui repart à zéro tous les trois mois ». Une mise en question, une quête : « si je m’applique à avoir une cuisine vivante c’est parce que je veux que mes étoiles brillent ».