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Mot de passe oublié ?« Je n’étais pas spécialement prédestinée à m’intéresser aux nazis », s’étonne Géraldine Schwarz en incipit de son récit. En terminant la dernière page de ce livre émouvant, on ne sait d’ailleurs pas ce qui nous a le plus interpellés, du temps présent ou du passé. Journaliste, l’auteure investigue son sujet avec l’œil de sa profession : les travaux d’historien sont convoqués à l’heure, les arguments d’opposition à sa quête, aussi nauséabonds soient-ils, sont fidèlement exposés, les témoins sont recherchés et cités. Mais ce qui fait tout l’intérêt du récit, c’est le triple cheminement qui balade de la grande histoire, celle d’un XXe siècle à feu et à sang, à l’intimité d’une famille, la sienne, et débouche sur des interrogations de notre époque qui voit à nouveau intolérance, manque de solidarité et nationalisme refaire surface.
La grande histoire. Géraldine Schwarz ne résume pas l’histoire du nazisme. Elle s’intéresse à un angle précis, celui du degré d’assentiment qu’a eu le peuple allemand aux idées et à la gouvernance d’Hitler. Elle montre ces « Mitlaüfer », des gens qui marchent avec le courant, détournant la tête lorsqu’une colonne de juifs en déportation traverse les rues de leur ville. Elle ne la cite pas, mais revient alors en mémoire l’incroyable livre d’Erika Mann, qui comme son frère Klaus, consacra sa puissance littéraire à dénoncer par la fiction ce nazisme en train de naître sous ses yeux. Dans Quand les lumières s’éteignent (Grasset 2011) écrit en 1939, la fille de Thomas Mann rapporte en dix nouvelles de la vie quotidienne les exactions nazies qui modifient la vie, et le renoncement, si ce n’est l’acquiescement, de la majeure partie de la population.
Ce qu’Erika Mann faisait en fiction, Géraldine Schwarz le fait en récit, avec le recul de deux générations et l’apport des travaux historiques. Elle dit l’habileté politique des nazis à garder tue ce qui devait l’être, la solution finale, et met en lumière tous ces petits faits qui montrent « qu’on savait », comme la mise en vente publique des biens des juifs spoliés, prouvant que les acheteurs supputaient la déportation définitive.
Cette complicité passive, active cependant pour une part non négligeable de la population, ne s’arrêtera pas en 1945. La journaliste évoque le silence et les amnésies de l’après-guerre envers les anciens responsables nazis, encouragés par la priorité accordée par les puissances occidentales à la guerre froide. Et ce qu’il fallut de courage et d’obstinations à quelques personnes, dont le procureur Bauer à qui deux films récents ont rendu hommage, pour déclencher une dénazification qui ne prendra vraiment son essor qu’avec la génération de 1968.
L’histoire familiale. Le récit passe admirablement du contexte européen à la vie de la famille de l’écrivaine. Allemande du côté de son père, française de celui de sa mère. Fouillant dans les archives de sa ville de Mannheim et dans celle de sa famille, elle va découvrir l’adhésion de son grand-père au NSDAP, le parti nazi fort de huit millions de membres, son acquisition à très bas prix d’une entreprise appartenant à une famille juive empêchée de travailler par les lois raciales, et ses colères lorsque, après-guerre, son fils osera poser des questions. Elle relate quelques paroles échappées à sa grand-mère sur ce qu’on n’aurait pas tolérer du temps du Führer. Elle décrit aussi les humiliations imposées par le traité de Versailles en 1919, la crise économique, les difficultés de sa propre famille, mais plus en circonstances atténuantes que comme excuses. Car sur le fond, le récit montre bien cette adhésion de l’opinion publique si ce n’est aux fondements du nazisme, tout au moins au nationalisme (« la grandeur retrouvée de l’Allemagne »), au besoin d’un espace vital (Lebensraum) élargi aux régions germanophones, et au racisme envers les juifs et les roms. Tout d’abord par un intérêt à court terme qui va du redressement de l’économie nationale à l’acquisition des biens spoliés. Géraldine se rendra compte que la collection de porcelaine et le mobilier de ses grands-parents proviennent sans doute de ces ventes publiques de biens confisqués.
Mais l’auteure n’a pas plus de complaisance envers la France. Car elle va chercher également le degré d’adhésion des Français au régime de Vichy. D’abord en décrivant ce régime pour ce qu’il fut : non un moindre mal par rapport à l’occupation allemande, mais bel et bien un gouvernement nationaliste et pro-nazi qui mit en place de son plein gré une politique autoritaire et raciale voulue depuis longtemps par la droite nationale. Elle aurait pu évoquer ces centaines de milliers de personnes qui ne manquèrent pas de manifester sur les places des villes leur soutien à Pétain. En France aussi, l’amnésie gagna l’opinion et le personnel politique sous la férule du général De Gaulle. L’auteure rappelle qu’un chef d’Etat, François Mitterrand, osa faire fleurir chaque année la tombe du maréchal Pétain.
L’époque contemporaine. En France, mais également en Italie ou dans d’autres pays d’Europe, cette absence de mémoire sur la complaisance au nazisme et au fascisme est-elle à l’origine de la montée en puissance de mouvements nationalistes aux propos plus ou moins ambigus ? Là encore, la journaliste rapporte faits et analyses, évoquant ses propres rencontres comme celle avec un fasciste italien « décomplexé ». Et prend l’exemple de l’Autriche. Elle rappelle l’adhésion de la majorité de la population à l’Anschluss (l’annexion par Hitler), la fable du « pays victime » inventée à la libération, l’absence totale de dénazification, notamment dans les programmes scolaires, et parle de la puissance du FPÖ, parti d’extrême droite dont les leaders occupent désormais plusieurs ministères dont l’Intérieur, la Défense et les Affaires étrangères.
Concernant l’Allemagne où vit désormais Géraldine Schwartz, après une évocation de sa propre expérience de la chute du mur, elle distingue l’Ouest où la dénazification fut progressivement mise en place après le discours volontaire du président de la république Richard von Weizsäcker, en 1985, et la RDA où depuis le début du siècle se développe des mouvements néo-nazis. Elle évoque enfin en détail le courage d’Angela Merkel face à l’afflux de réfugiés et pose sans fard la question de l’avenir européen entre les politiques nationaliste du repli sur soi et les politiques d’ouverture et d’humanisme.
Un « consensus mémorial ». Géraldine Schwarz fait avec ce récit un sorte d’ouvrage de vulgarisation en sciences historiques et politiques particulièrement réussi. En 350 pages et une dizaine de photos personnelles, elle fait vivre un siècle d’histoire européenne, tout en s’abstenant de jugements inutiles, notamment envers son histoire familiale. Aux valeurs du bien et du mal si souvent invoquées en la matière, valeurs qui donnent l’illusion d’une frontière infranchissable sauf à se damner, elle préfère le discours de Richard von Weizsäcker : « Nous apprenons dans notre histoire de quoi l’homme est capable et nous ne devons pas nous imaginer que nous sommes désormais différents ou meilleurs ».
Là est la question. A laquelle on ne connaît de réponse que dans l’état de droit et l’exposé rigoureux des faits. L’écrivaine est principalement attachée à expliciter cette nécessité d’un « consensus mémorial » basé sur la réalité des histoires nationales, afin que ces nazis qui « ne meurent jamais » restent marginalisés. C’est dire s’il reste encore du travail à faire.
Les Amnésiques, de Géraldine Schwarz. Editions Flammarion, 2017.