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Mot de passe oublié ?À la Maison rouge, le second film que la documentariste Karin Berger a réalisé avec Ceija Stojka est projeté dans le cadre de l’exposition des œuvres que l'artiste rom avait laissées à son fils à Vienne. Antoine de Galbert, propriétaire des lieux, les a découvertes en 2017. Ce documentaire, dans lequel l'artiste rom remémore les épisodes de sa vie dans le camp de Bergen-Belsen, a été réalisé vingt ans après un premier film dans lequel elle évoquait Auschwitz. La réalisatrice, devenue son amie, n’avait jamais osé l'interroger au sujet de ce camp. « Alors que nous avons parlé pendant des jours d’Auschwitz, je ne lui a jamais rien demandé à propos de Bergen-Belsen. Je sentais que c’était trop pour elle. Il n’y avait aucune organisation dans ce camp, c’était une histoire très différente de celle d’Auschwitz. Pour en faire un film, je pense que notre longue relation amicale était nécessaire, et j’avais déjà fait deux livres sur elle ». Ceija Stojka n’avait jamais parlé à personne, pas même à ses enfants, de ces quatre mois passés dans ce camp d'extermination, mais en ce mois d’avril 2013 "elle eut la conviction que si elle ne se racontait pas, tout serait oublié, à jamais", se souvient Karin Berger.
Raconter l'indicible. Sur l'écran de la belle salle des curiosités de la Maison rouge, on voit et on entend Ceija Stocka, assise à sa table, raconter par le menu les quatre mois qu'elle a passés à Bergen-Belsen. Alors âgée de 11 ans, elle en a gardé des souvenirs intacts. Les détails affluent sans peine, les images se reforment, les couleurs reviennent. Ceija sait raconter : la brillance des fils barbelés au soleil, la vision du bois inaccessible par-delà les barbelés, l’immense tas de cadavres éventrés sous lesquels elle trouve la chaleur, les grands clous des parquets qui rendent le séjour dans les baraquements douloureux, les bras de sa mère dans lesquels elle s’endort sur la terre, les brins d’herbe que le printemps a fait surgir sous les baraquements en ruine. Ceija sourit encore au souvenir de leur blancheur, de leur goût de sucre, du plaisir qu’elle a eu à les manger, elle à qui sa mère ne pouvait offrir que de la terre ou des fils de laine. Ces quatre mois vécus dans le dénuement, dans la peur d'attirer l’attention, avec des solutions de survie inimaginables, Ceija est parvenue à les confier devant la caméra de son amie Karin.
Après ces minutes passées à regarder le film, on ressort bouleversé. Le plus étonnant c’est d’entendre décrire les pires atrocités sans plainte ni désespoir. Le ton est à la vie, des inventions débrouillardes de sa mère à l’irrépressible besoin de retrouver le reste de la famille, autant de choses qui ont permis à quelques-uns, très peu, de rester vivants.
Karin Berger a connu Ceija Stojka en 1988, alors qu’elle réalisait des interviews de femmes autrichiennes ayant vécu dans des camps de concentration. Elle collectait le témoignage de différents groupes : les femmes politiques, appartenant à des communautés, etc. Parmi les Roms, la plupart ne voulait pas parler, d'autres voulaient garder l’anonymat. " J’ai parlé plusieurs fois avec la sœur de Ceija, la cinquième fois elle m’a dit : d’accord venez boire un café. Ce fut un très long processus pour déclencher une parole libre ".
Karin Berger est docteur en philosophie de l'Université de Vienne. Elle a réalisé de nombreux entretiens de femmes victimes des nazis et de femmes battues par leur mari. Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages, dont une biographie de Ceija Stojka, et a réalisé deux films documentaires avec elle. Le premier, Ceija Stojka, portrait d'une Rom, a reçu un bel accueil à Vienne. Il a été diffusé par la télévision nationale, projeté en Allemagne et sur la chaîne européenne Arte. Karin Berger espère que le second, Unter den Brettern hellgrünes Gras (L'herbe verte repousse toujours ) pourra être diffusé en France.