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Mot de passe oublié ?La bataille qui se joue entre les chaînes traditionnelles de télévision françaises, diffusant par un réseau hertzien comme la TNT (télévision numérique terrestre) ou satellite (TNS), et les plateformes de streaming par nature internationales croît à la vitesse du numérique. Cette économie de vidéo à la demande (VàD), dont le leader est Netflix avec ses 23 000 films et séries, suivi par une douzaine d’autre plateformes dont Amazon et OCS (groupe Orange), intéresse au-delà des professionnels actuels. Disney et Apple ont annoncé qu’ils en seraient en 2019.
Un seul chiffre pour comprendre l’enjeu de cette guerre commerciale : Netflix affiche 137 millions d’abonnés dans le monde. Deux fois plus que la population française. Et elle continue sa progression fulgurante. Sur les trois mois d’automne, elle a gagné 7 millions d’abonnés nouveaux. Les structures traditionnelles, installées, institutionnalisées et au train de vie plus que confortables se mettent tout à coup à trembler.
L’avantage de l’internationalisation. Là comme ailleurs, l’économie du numérique va vite, ne se soucie pas des règlementations nationales et progresse avec des structures légères qui lui donne toujours un temps d’avance. Comme dans toute guerre, la partie défensive qui tente de préserver le passé n’est pas donnée gagnante face à l’aile offensive qui construit le futur.
Ainsi les groupes de télévision, assis sur des recettes fabuleuses dues à la publicité, ont pêché par arrogance. Maîtres du monde, faiseurs de rois, courtisés par les politiques, les créateurs, les publicitaires et les stars du cinéma, ils se sont crus éternellement puissants.
L’arrivée de « petits jeunes » ne les a pas inquiétés, jusqu’à ce que la progression ultra-rapide des plateformes de VàD les oblige à négocier. Les chaînes françaises, comme nombre de leurs consœurs outre hexagone, ont tout d’abord répondu à la demande des plateformes en ligne pour valoriser leur image et intensifier leur notoriété en leur donnant des contenus. Mais elles se sont rapidement rendu compte que les plateformes engrangeaient les données sur les spectateurs sans pour autant participer au financement des productions.
« Day and Date ». Lors du festival Médias en Seine organisé en novembre dernier par le quotidien économique Les Echos et le média public Franceinfo, les dirigeants des chaînes françaises, notamment Gilles Pélisson de TF1 et Delphine Ernotte pour France Télévisions ont indiqué combien la mise en ligne sur You Tube ou sur Netflix des productions de leurs entreprises bénéficiait surtout aux plateformes. Et dans une concurrence inégale. D’abord, les chaînes télé sont limitées en diffusion sur les jours de la semaine. Ensuite l’espace de temps entre sortie en salle des films et programmations dans les grilles, de vingt-sept à trente-six mois en France, n’engage par Netflix dans les autres pays, qui préfère son principe de « Day and Date », c’est-à-dire de mise en ligne le jour même des sorties en salle.
Financée par la publicité à l’inverse des plateformes de streaming par abonnement, les chaînes ont également un cahier de charge contraignants. Enfin, et c’est sans doute là que la bataille va être la plus importante, les chaînes sont productrices de films et, là encore, doivent répondre à des contraintes, notamment en terme de financement de fictions nationales et de droits d’auteur. Netflix n’est pas tenu aux contraintes nationales et ne publie pas ses audiences, ce qui pose un problème aux acteurs, scénaristes et metteurs en scène quant au calcul de leur rémunération habituellement indexée sur le succès public. La captation de données sur les utilisateurs, données utiles à l’élaboration des stratégies, et données monétisables, n’est donc pas le seul enjeu.
Les majors hollywoodiennes inquiétées. Les plateformes vidéos à la demande sont tout simplement en train de forcer les grands majors du cinéma, ceux d’Hollywood en premier lieu, à travailler avec eux. Leur puissance financière leur a permis de passer de la distribution à la production. Les grands noms du cinéma ont fait d’abord la fine bouche. Mais ils changent vite d’avis. Idoles des studios et des cinéphiles, les frères Coen ne cachaient pas leur mépris pour ce cinéma en petit format, là où le septième art exigeait à leur avis les salles obscures avec écran géant et son stéréo dolby HD. Or, le 16 novembre dernier, leur dernière création mise en ligne a été produite par Netflix. Avec La Ballade de Buster Scruggs, Joel et Ethan Coen font donc leur entrée dans le catalogue de plus en plus épais de la société californienne.
À vrai dire, les deux frères avaient déjà fait une incursion en acceptant que leur film Fargo, un de leurs plus grands succès, soit tourné en série par la plateforme de streaming sans qu'ils mettent le doigt dans l'affaire. Amoureux des salles obscures, ils se sont félicités que leur Ballade sortent également en salle aux États-Unis une semaine avant sa mise en ligne. Mais ils rejoignent tout de même une écurie qui fut très décriée par les réalisateurs à son origine. La semaine précédant la mise en ligne de leur série, La société de Reed Hastings et Ted Sarandos avait réussi l'exploit de présenter une version achevée du dernier long métrage tourné par Orson Welles, The Other Side of the Wind, fruit d’un travail de plusieurs années financé par la société californienne.
Les frères Coen et Scorsese. De fait, Netflix prend sa place parmi les grands studios de production. Elle y consacre une budget de 8 milliards de dollar pour l'année en cours, ce qui vaudra à ses abonnés l’exclusivité sur environ quatre-vingt films, plus que les trois grands studios hollywoodiens réunis, Disney, Warner Bros et Universal Pictures. C'est dire qu'elle a des arguments pour séduire les plus réticents. La preuve par Martin Scorsese qui a obtenu plus de 100 millions de dollars pour The Irishman annoncé pour 2019, mais les 300 scènes prévues de ce long métrage avec Robert De Niro et Al Pacino ont déjà explosé le budget à 140 millions de dollars. Cette capacité de la plateforme a acheté des droits de diffusion ou à produire elle-même des films et des séries dans tous les pays du monde finit par attirer à elle le cinéma d'auteurs qui peinent toujours à débloquer des financements à hauteur de leurs ambitions. Or Netflix se fait fort, grâce à ses algorithmes, de trouver sur écran le public qu’on ne trouve pas en salles pour les films indépendants. Petite revanche, les Majors ont réussi à exclure Netflix du festival de Cannes et parviennent à l’interdire d’Oscars et autres prix prestigieux qui dopent les entrées. Mais le Cinemed de Montpellier s’est ouvert en octobre dernier avec la projection d’une série Netflix. Des festivals prestigieux comme Saint-Sébastien, Toronto, New-York ouvrent désormais leurs écrans aux productions Netflix.
Sept productions en France en 2019. Dans l’hexagone, la société californienne fait aussi des ravages. Arrivée en France en 2014, elle a déjà séduit près de quatre millions d’abonnés. Elle vient d’annoncer l’ouverture d’un bureau à Paris en 2019 après ceux d’Amsterdam et Londres. Sa série Marseille, avec Gérard Depardieu et Benoît Magimel s’est achevée à la deuxième saison. Mais Netflix a mis en route la production française de trois séries, Family Business, Marianne, et Vampires adaptée du livre de Thierry Jonquet, trois films, Banlieusards, écrit et coréalisé par le rappeur Kery James, La Grande Classe, et Paris est une fête d’après le roman éponyme d’Ernest Hemingway. Enfin, un documentaire est réalisé par Stéphane de Freitas.
Sans intention avouée de concurrencer cette avancée formidable, les groupes TF1, M6 et France Télévisions qui, à eux trois, gèrent la majorité des chaînes de la TNT, ont annoncé le projet commun Salto de plateforme en ligne. L’objectif est de ramener à elles les jeunes générations qui se détournent de la télé. Mais le niveau d’investissement de ce consortium français est faible. Annoncé à quinze millions d’euros à l’origine, il a été porté à cinquante millions récemment. Deux fois moins que la seule production du prochain film de Martin Scorsese par Netflix. C’est dire si la guerre va être dure.