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L’année de la BD joue les prolongations

par Jacques Mucchielli
La bande dessinée a conquis en quelques décennies le rang d’art à part entière. La Cité internationale de la BD d’Angoulême en est un bel exemple. © Rivaud/NAJA
La bande dessinée a conquis en quelques décennies le rang d’art à part entière. La Cité internationale de la BD d’Angoulême en est un bel exemple. © Rivaud/NAJA
Publié le 04/11/2020
L’année de la Covid a failli faire oublier que 2020 était aussi l’année de la BD. Elle est prolongée jusqu’à juin 2021. En France, et plus largement dans l’espace francophone, le 9ème art est en pleine santé, mais ses auteurs fragilisés.

Dire que la bande dessinée a gagné ses lettres de noblesse c’est maintenant une évidence. Pour le public d’abord. Les albums, des mangas aux romans graphiques, représentent 13% des ventes en librairie avec 78 millions d’exemplaires vendus en 2019. En dix ans, c’est un tiers de ventes en plus. En 25 ans, dix fois plus d’albums ont été produits. Et la tendance ne faiblit pas, l’an dernier les ventes ont encore augmenté de 7,4% par rapport à 2018. Un secteur artistique dynamique, ouvert au monde puisque une BD sur cinq est une traduction d’album étranger. Les amateurs parlent d’ailleurs de la BD franco-belge, nos voisins wallons étant à l’origine de cet essor fulgurant. Et qui séduit tous les publics. Les jeunes bien sûr, à qui la BD a été exclusivement consacrée pendant de longues années, mais aussi les adultes, la moitié des acheteurs sont aujourd’hui âgés de plus de 40 ans. Cela valait bien qu’on lui consacre une « année de la BD », qui est un peu gâchée par la crise sanitaire.

 

Une explosion des genres. En un quart de siècle, les créateurs de BD ont fait exploser le genre dans un feu d’artifice éblouissant. La France est particulièrement active, s’affichant comme le troisième pays producteur d’œuvres au monde. Cette bonne santé, la BD la doit aussi à la diversité de ses formats graphiques et des domaines abordés. Comme le souligne un rapport remis au ministère de la Culture à la veille de cette année BD, « la vitalité de la création (française) a gagné en reconnaissance et se caractérise par une diversification artistique qui a donné naissance à des formes nouvelles et exigeantes : roman graphique, bande dessinée de reportage, biographies, adaptations littéraires, historiques, bande dessinée jeunesse… ».

Cette reconnaissance est marquée par une meilleure place dans les bibliothèques publiques, dont 29% des ouvrages sont aujourd’hui des BD. Marquée aussi par des études universitaires, il y a peu de temps impensables sur des créations jugées peu sérieuses, et par des expositions dans des hauts lieux de l’académisme comme dans des temples du commerce.

 

Enfin reconnue comme art. Le magasin parisien Le Bon Marché invite ainsi la BD belge, tandis que les musées et centres d’art nationaux multiplient les expositions. Les festivals consacrés à la BD sont de plus en plus nombreux. En premier lieu, celui d’Angoulême, qui a fait de la cité charentaise la capitale de la BD avec sa Cité internationale, son centre de documentation, ses écoles de créateurs. Pour cause de Covid, le festival se tiendra en deux temps en 2021, avec une séquence limitée à la date habituelle du mois de janvier et une séquence plus importante au printemps. D’autres festivals ont gagné en renommée, comme ceux d’Aix-en-Provence et d’Amiens. Mais il en existe aussi de plus locaux : rien qu’en novembre citons les Bulles en Nord de Lys-les-Lannoy, Colomiers en Haute-Garonne, Verneuil-sur Seine, Blois, Aix-les-Bains et en décembre SoBD de Paris, Rive-de-Gier, Perros-Guirec, les Bulles d’Armor, Japan Expo de Villepinte… Ils devront attendre 2021, leurs éditions de cette année ayant été annulées en raison du confinement.

 

De la biographie au mouvement social. La BD, outre sa créativité artistique qui reste l’intérêt premier, remplit des fonctions très variées. « Elle constitue pour les jeunes un outil d’apprentissage de la lecture et l’un des premiers contacts avec le livre » notent encore Pierre Lungheretti et Laurence Cassegrain dans leur rapport. Si l’on regarde les parutions de 2020 on s’en convint facilement tant les thèmes abordés sont variés. Citons par exemple le combat féministe et tragique de la députée indienne Phoolan Devi, mariée à 11 ans, violée par son mari puis Reine des Bandits, comme dit le titre de l’album de Claire Fauvel (Éd. Casterman), avant d’être élue députée et assassinée. Dans le domaine social également, mais aux États-Unis, les albums de la série Homicide (Éd. Delcourt), d’après le reportage de David Simon qui passa un an au sein de la brigade criminelle de Baltimore, montrent crûment la réalité des quartiers pauvres de la ville industrielle. Ou encore un lynchage aux États-Unis en 1913 dans Ils ont tué Leo Franck (Éd. Steinkis), album construit par Xavier Bétaucourt et Olivier Perret à partir des minutes du procès et des articles de la presse et qui se termine avec, en Guest Star, un certain Trump. Les biographies sont également à l’honneur comme l’extraordinaire album grand format du maître italien Manara sur la vie du Caravage (Éd. Glanat) ou sur l’architecte et designer Charlotte Perriand (Éd. Chêne), dont Charles Berberian rappelle que ses créations furent souvent attribuées abusivement à son mentor Le Corbusier. On peut enfin citer le domaine de l’histoire avec le premier tome de Révolution, de Younn Locard et Florent Grouazel (Éd. Actes Sud), couronné par le Fauve d’or d’Angoulême.

Une prolifération créatrice qui a un revers pour les auteurs. Plus on publie d’ouvrages, plus les ventes sont réparties, ce qui ne laisse guère de quoi vivre de son art.

 

 

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La BD dans les grands musées

 

Les grandes institutions muséales reconnaissent à leur tour l’importance de la bande dessinée qui conjugue les arts plastiques et le scénario. Hugo Pratt a eu les honneurs du musée de la Confluence de Lyon qui a su retracer la genèse de son personnage Corto Maltese dans la complexité de l’histoire coloniale du XXe siècle. Le château de Versailles tient une exposition jusqu’à la fin de l’année sur ses nombreuses représentations dans les albums de BD. Le musée Picasso accueille de même une exposition sur les liens du 9ème art avec le peintre andalou jusqu’au 3 janvier. La cité de l’économie s’intéresse à Largo Winch jusqu’au 12 février. L’académie des Beaux-Arts de Paris a accueilli des œuvres d’Emmanuel Guibert, grand prix du dernier festival d’Angoulême. Le Collège de France fait également, et pour la première fois, place à la BD.

 

 

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Fragilité des créateurs, insolence du marché de l’art

 

La reconnaissance d’une œuvre plastique passe souvent par celle du marché de l’art. La BD ne fait pas exception avec des ventes aux enchères atteignant des sommets. La maison de ventes Artcurial a battu le record du monde en organisant une vente spécial BD en mai 2014 à Paris. Le dessin original d’une page de garde de Tintin y a été vendue 2,65 millions d’euros. Depuis, la BD est recherchée par les commissaires-priseurs. Une planche de Marvel Comics de 1939 est montée aux enchères jusqu’à 1,1 million d’euros.

L’engouement du marché de l’art et le dynamisme de l’édition ne cachent cependant pas la crise de croissance dûe à une forte augmentation des ouvrages publiés et des dessinateurs et scénaristes concernés. « Il s’agit d’un risque majeur de fragilisation de la vitalité de la création qui caractérise notre pays » notent encore les rapporteurs qui n’hésitent pas à parler de « paupérisation des auteurs ». La multiplication des titres et l’abaissement du nombre de tirages et de ventes qui s’ensuivent provoquent le même phénomène que chez les écrivains, la réduction des rémunérations. Mais la création d’un album est un travail long et minutieux, peu compatible avec une autre activité professionnelle, particulièrement pour les dessinateurs.

Lors du dernier festival d’Angoulême, en janvier 2020, la cérémonie de remise de prix a été l’occasion pour les auteurs de faire connaître leur situation. Lauréats du prix des meilleurs scénaristes, Fabien Vehlman et Gwenn de Bonneval se sont écriés : « 4 000 euros pour au moins deux ans de travail, qui parmi nous accepterait ça ? ». Demandant une amélioration notable du statut des auteurs de BD, ils ont menacé, si rien n’était fait : « Nous n’irons plus à Angoulême ».

 

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