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Juliette Guépratte : « Le Louvre Lens est un lieu de réparation, un musée de résistance »

par Véronique Giraud
Juliette Guepratte, directrice de la stratégie du musée du Louvre-Lens. © C-H Valentin - Louvre Lens
Juliette Guepratte, directrice de la stratégie du musée du Louvre-Lens. © C-H Valentin - Louvre Lens
Publié le 10/12/2020
Ouvert en 2012 au cœur du Bassin minier, Le Louvre Lens transforme la façon dont on regarde et dont on montre l'art. Entretien avec Juliette Guépratte, directrice de la stratégie du musée.

Le Louvre Lens a émergé en 2012, quelle est l'histoire de ce musée ?

Quand le Président Jacques Chirac a demandé à son ministre de la culture de rapprocher les collections nationales des habitants, Jean-Jacques Aillagon s’est tourné vers les musées nationaux pour créer des antennes, des musées bis, en région. Deux musées nationaux ont répondu favorablement, le Musée national d’art moderne et Le Louvre. Ensuite, des régions et des villes se sont porté candidates. À Metz un centre Pompidou a ouvert en 2010, et Lens Le Louvre le 4 décembre 2012.

Plusieurs villes de ce qui était encore la région Nord Pas-de-Calais étaient candidates. Lens était la ville la plus atypique. Un peu plus de 30 000 habitants, une ville de foot avec le Racing Club de Lens, pas d’attractivité touristique, pas de musée (un des critères qui ont favorisé le choix de Lens), implantée au cœur du bassin minier, avec une forte déprise industrielle, des indicateurs (sociaux, économiques, sanitaires) en de ça du national, pour certains très critiques depuis la fermeture des mines. La candidature de Lens a été portée par des habitantes et habitants, certains ont même signé des lettres d’amour et 8 000 signatures ont été apposées à la mairie dans des registres. Ils sont conservés au Louvre Lens.

Lors de la visite des officiels sur le site, la délégation a été arrêtée rue Paul Bert, une petite rue bordée de corons, par trois vieilles femmes, veuves de mineurs. Elles ont invité la délégation à prendre le café pour expliquer à quel point elles voulaient ce musée. De cette rue, en arrière-plan, les terrils jumeaux dessinent des sortes de pyramides noires dans le paysage, évoquant presque celle du Louvre. Le président du Louvre de l’époque, Henri Lorette, parle d’un moment presque amoureux. Ce serait là que la décision aurait été prise d’installer un deuxième Louvre à Lens. Exactement là où personne ne l’attendait, dans une ville sans musée, où les habitudes muséales étaient à construire.

 

Quelle est la caractéristique du musée ?

Ce deuxième Louvre a été pensé comme un laboratoire pour Le Louvre Paris. C’est entièrement Le Louvre, mais autrement. Cet autrement est inspiré de son territoire d’ancrage, de ses valeurs, de ses exigences, de ses enjeux, pour réinventer Le Louvre. Le grand exemple c’est la Galerie du Temps, un espace d’exposition permanent où 250 œuvres, peintures, sculptures, objets d’art, antiquités du musée du Louvre qui dialoguent les unes avec les autres. Dans un espace complètement libre, sans parcours, le visiteur a la liberté d’avancer à son rythme. Visibles dans un même champ visuel, les œuvres ont un lien, soit formel, soit scientifique, que le visiteur est en capacité d'activer.

 

La connaissance du public local est fondatrice du Louvre Lens. Quelle est la démarche du Louvre pour aller vers ce public ?

Les visiteurs du Louvre Paris viennent à 80% de l’étranger, à Lens c’est exactement l’inverse. 70% viennent de la région Hauts de France, 20% de la communauté d’agglomération de Lens-Liévin. Notre objectif premier c’est l’ancrage local. Le meilleur exemple dans notre programmation c’est Soleils Noirs. Cette exposition temporaire, qui devait ouvrir en mars et fermer en juillet, a ouvert finalement en juin en raison du confinement, et prolongée au 25 janvier. C’est une exposition qui est inspirée d’ici. En ce sens, il y a eu l’exposition Pologne, avec la peinture polonaise au XIXe siècle et au début du XXe, qui s’est tenue dans le cadre de l’accord franco-polonais permettant la venue de populations polonaises dans le territoire du bassin minier pour y travailler. Beaucoup de gens d’ici ont des racines polonaises, certains parlent la langue, et il y a de nombreux restaurants polonais. L’expo est actuellement visible en Pologne.

Soleils Noirs est une grande épopée de la couleur noire, de l’antiquité égyptienne à Pierre Soulages. Ici, le noir c’est la couleur de l’imaginaire, du charbon, des gueules noires, elle marque encore le paysage. Cet imaginaire a nourri le travail des trois commissaires, Marie Lavandier, Luc Piralla et moi-même. C’est une exposition de Beaux-Arts qui mobilise une autre façon de faire de l’histoire de l’art, plus ouverte. Elle mélange les disciplines, fait dialoguer la mode avec la peinture, la sculpture, l’installation. Elle mélange aussi les périodes. Cette exposition est inspirée du territoire, et part de l’humain. Les trois premières salles montrent l’expérience universelle du noir, l’ombre, les phénomènes atmosphériques comme les orages, la nuit, pour arriver au symbolique, avec le sacré, et aux questions sociales. Pivot de l’exposition, une grande salle est consacrée au noir industriel, qui interroge cette couleur noire par rapport aux modernités industrielles et technologiques. À l’échelle internationale, et avec un clin d’œil local avec une série de photographies de gueules noires prises au fond des mines de Lens.

En amont de chaque exposition, nous mettons en place des groupes de personnes (habitants, visiteurs) avec lesquels on teste, on éprouve, on co-construit. Nous testons le titre, une affiche, nous vérifions la compréhension des textes mis dans les salles. Il y a aussi la question du niveau d’implicite culturel, où on se place. Notre premier enjeu c’est de ne jamais mettre en difficulté le visiteur.

Nous avons une démarche parallèle pour la salle de spectacle où sont co-construits les programmes de spectacles, de conférences, de séances de cinéma.

Nos 22 médiateurs interviennent vers les scolaires et dans les salles, au milieu des visiteurs, pour que le musée entre en relation avec ses visiteurs, pour répondre à leurs questions, leur en poser. Nous intervenons aussi dans l’espace public, dans les facs. Des activités en lien avec le musée sont également déplacées dans des lieux comme un centre commercial. Nous partageons beaucoup et nous recevons beaucoup.

 

En quoi la pandémie aide à réinventer le lien avec le public ?

Au premier confinement, nous développé beaucoup de contenus : un blog des médiateurs proposant des activités à faire chez soi en famille, un blog des jardiniers avec notre parc de 30 hectares, des podcasts… Nous avons maintenu notre lien de solidarité avec nos partenaires en faisant des visites du musée par smartphone pour des patients confinés à l’hôpital, des personnes vivant en Ehpad. Nous avons maintenu un lien avec celles qui n’étaient pas connectées à travers des feuilletons dans la presse locale.

Au deuxième confinement, nous avons réinventé. Nous avons par exemple proposé au public des ateliers et des visites guidées au musée, mais à distance. Les médiateurs sont filmés au musée, et vous interagissez avec eux depuis votre ordinateur. Vous pouvez demander à être rapproché de telle œuvre, vous pouvez participer à un atelier avec des personnes que vous ne connaissez pas. Nous maintenons une relation humaine, nous y tenons farouchement. En développement non numérique, nous avons fabriqué des petits sacs contenant de quoi faire plusieurs ateliers pédagogiques ou créatifs à la maison, à partir de 2 ans. Nous avons distribué 600 de ces kits, à des écoles, aux Restos du cœur, dans des quartiers prioritaires de la ville.

Nous avons décidé de ne rien déprogrammer. La nuit des musées, reprogrammée en novembre, a eu lieu en live sur les réseaux sociaux, avec des visites guidées à la torche. Le festival de danse La beauté du geste n’a pas été annulé non plus, il a eu lieu en vidéo sur les réseaux sociaux.

 

Le musée du XXIe siècle continue à se chercher. Les conditions liées au confinement peuvent-elles le faire évoluer ou est-ce définitivement un frein ?

Le confinement a été une opportunité pour s’autoriser à explorer. Pendant le premier confinement, on s’est autorisé à proposer des modalités très artisanales. J’ai fait des podcasts sur l’exposition Soleils Noirs avec mon téléphone dans ma cuisine, avec le bruit du lave-vaisselle. Jamais nous n’aurions fait ça en temps normal. Pourtant le résultat est super, il change un peu de ton. C’est plus intime. Cette crise nous a permis d’éprouver notre projet.

Le Louvre Lens a été conçu comme une turbine, un lieu de réparation, un musée de résistance, de résilience. Cette crise nous a permis d’éprouver comment ce positionnement résistait. Notre modèle touristique et économique, fondé sur un ancrage très régional, a permis d’avoir des fréquentations encore hautes entre juin et octobre.

Nous avons perçu que nous avions encore cet espace numérique à investir, qu’on peut y faire énormément de choses. Nous commençons à rentrer dans une phase de professionnalisation.

Le musée du XXIe siècle comme utopie devrait être un lieu très démocratique, de l’égalité des chances, où tout le monde se retrouve. Un lieu citoyen, de conversation.

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