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Entre chien et loup, Christiane Jatahy revient sur la férocité du groupe

par Véronique Giraud
Entre chien et loup, création de Christiane Jatahy à Avignon © Christophe Raynaud de Lage. Festival d'Avignon
Entre chien et loup, création de Christiane Jatahy à Avignon © Christophe Raynaud de Lage. Festival d'Avignon
Arts vivants Théâtre Publié le 13/07/2021
La banalité du mal traverse la pièce que Christiane Jatahy crée à Avignon. S’inspirant ouvertement du film de Lars von Trier, "Dogville", la metteure en scène réalise la démonstration de la puissance du théâtre par rapport au cinéma, quand il s’agit de creuser jusqu'aux racines du mal.

Christiane Jatahy part du principe que chaque spectateur a vu Dogville de Lars von Trier. Le long-métrage du réalisateur danois, qui dénonçait à la manière d’une expérience de laboratoire l’accueil réservé par une communauté humaine ordinaire à une belle étrangère en fuite, avait jeté un froid à sa sortie en 2003. La metteure en scène brésilienne s’en réclame ouvertement pour sa dernière pièce, Entre chien et loup, qu’elle crée à Avignon.

L’histoire diffère, et le processus n’est bien sûr pas le même. Femme de théâtre, Christiane Jatahy aime que l’art vivant dialogue avec le spectateur, jusqu’à le pousser dans ses retranchements. Ici et maintenant.

C’est ce que font les neuf comédiens (tous magnifiques) sur le plateau de L’autre Scène d'Avignon à Vedène, qui vont et viennent et s’expriment entre eux tandis que le public s’installe dans la salle. On attend les retardataires, deux comédiens le font remarquer s’adressant au public pour expliquer qu’on va devoir attendre pour que le spectacle commence. Mais n’est-il pas déjà commencé ? Cette petite société qui, bientôt, va se présenter ou plutôt être présentée par Tom, n’est-elle pas le sujet même de la pièce ? Le ton est à la camaraderie, chacun vit avec les autres, travaille, crée au piano, fabrique des objets en céramique, l’un d’eux est livreur… Les dissensions, les rivalités se font percevoir, mais rien qui ne distingue cette communauté de vie d’une autre, partout dans le monde. Amitié, amourette, malentendu, égoïsme, engendrent gentilles chamailleries, quelques-uns prennent parti pour l’un d’eux, ou contre, la tolérance se négocie, comme partout. Chacun s’adresse au public, donnant quelques clés de sa personnalité, le ton est badin, puis il est question d’essayer une étude, une expérience, ensemble, sur l’acceptation, alors Tom déclare : « On est à l’essai de l’acceptation ». La phrase intrigue, d’autant qu’après une énumération des acceptations possibles à étudier, vient celle de l’accueil des migrants. Fidèle à son processus créatif (, Christiane Jatahy a placé l’une des comédiennes dans les gradins, parmi le public. C’est elle que Tom interpelle, elle qui, en danger, explique qu’elle tente de trouver refuge. Elle qui fait dire à Tom, ravi : « J’ai trouvé la pièce manquante ». Et c’est là que se retrouvent les ingrédients de Lars von Trier, là que le piège se referme sur Grace, perçue comme jeune innocente. Mais l’est-elle vraiment ? Mais l’innocence existe-t-elle ?

 

Un cinéma-théâtre. La caméra omniprésente plonge sur les visages des comédiens, créant des apartés, des soliloques, montrant ce que certains veulent taire ou cacher, tandis que l’espace est très organisé, comme l'affirment les plans en plongée sur le plateau. Cette organisation est calquée sur le parti pris esthétique de Lars von Trier, qui avait détaché ses personnages sur un fond noir, plat, seulement animé par les lignes entourant les habitations et les voies de communication. Ici aussi, dès que Grace pose ses pas sur la scène noire miroitante, le piège se referme sur elle. En dépit de ses réticences, « Je ne veux pas vous mettre en danger », elle rejoint le groupe. Les interactions de chacun à son égard, les dialogues des uns et des autres la concernant, les attentions qui lui sont prodiguées, généreuses ou venimeuses, font le jeu. La tension est palpable, le rythme soutenu. Ce qui ne peut être vu par le spectateur a été filmé, et très bien, au préalable. Public et comédiens tournés vers le grand écran en sont, ensemble, les spectateurs.

 

Ici et maintenant. Comme pour le film, on aimerait se pas assister à ce qui va se produire, à l’insoutenable, qu’on sait aussi réalité. La différence avec le cinéma c’est que ce qui se produit au théâtre est ici et maintenant. Pas ailleurs, ni hier ou demain. Le temps pèse sur chacun. L’empathie va très vite vers la jeune victime, mais chacun reste sur son siège, sans cesse interrogé, provoqué par les comédiens, et quand il est demandé à Tom de décider si Grace doit rester ou partir, chacun sait qu’il va assister, impuissant, à l’insoutenable. À ce que Grace/Jatahi nomme le « fascisme ». Un « fascisme » que la metteure en scène brésilienne éprouve non pas à l’échelle d’une nation, mais à l’échelle d’une petite communauté. La suspicion envers l’étranger, manipulateur présumé, engendre la cohésion et le silence du groupe.

 

Le miroir que nous tend la pièce sur la vie en société, sur la société en quête de bouc émissaire pour vivre mieux et se permettre, dans le non-dit, les pires atrocités est brillant. Contrairement au film de cinéma, œuvre immuable, le théâtre s’adapte à son auditoire et au lieu où il se joue. Dès le début du spectacle, l’un des comédiens nomme l’Autre Scène de Vedène, une autre fabrique et vend des santons de Provence, que tous les autres s’accordent à trouver laids, un autre encore dit : « Les gens d’ici ne sont pas très ouverts ». Autant d’indications qui alimentent une connivence avec le public. Ou un rejet. L’acte de mettre en scène est chez Jatahy un acte politique. Lorsque les comédiens saluent, le public ovationne et de quelques bouches jaillit : « Fuora » (Dehors). Crié en écho par la brésilienne Julia Bernat (magnifique Grace), les larmes aux yeux.

 

Entre chien et loup, d'après Lars von Trier. Christiane Jatahy, création 2021. L'Autre Scène du Grand Avignon - Vedène. Avec Véronique Alain, Julia Bernat, Élodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa. Adaptation, mise en scène et réalisation filmique Christiane Jatahy. Collaboration artistique, scénographie et lumière Thomas Walgrave. Direction de la photographie Paulo Camacho. Musique Vitor Araujo. Costumes Anna Van Brée. Vidéo Julio Parente, Charlélie Chauvel. Son Jean Keraudren.

En tournée : Du 30 septembre au 13 octobre à Genève – Comédie de Genève. Le 18 octobre à Ibos – Le Parvis. Les 21 et 22 octobre à Foix – L'Estive. Les 5 et 6 novembre à Salt – Festival Temporada Alta. Les 15 et 16 novembre à Hérouville-Saint-Clair – Comédie de Caen. Du 20 novembre au 4 décembre à Villeurbanne – Théâtre National Populaire (TNP). Les 11 et 12 janvier 2022 à Rouen – CDN de Normandie - Rouen. Les 18 et 19 janvier à Bayonne – Scène Nationale du Sud-Aquitain. Les 25 et 26 janvier à Martigues – Théâtre des Salins. Du 2 au 4 février à Lille – Théâtre du Nord. Du 22 au 24 février 2022 Strasbourg – Le Maillon. Du 5 mars au 1 avril à Paris – Odéon-Théâtre de l'Europe. Le 7 avril à Delémont – Théâtre du Jura. Les 5 et 6 mai à Vannes – Scènes du Golfe. Du 18 au 20 mai à Milan – Piccolo Teatro di Milano - Teatro d'Europa. Les 3 et 4 juin à Anvers – deSingel.

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