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Julien Gosselin donne corps à la noirceur russe de Leonid Andreïev

par Véronique Giraud
© Simon Gosselin
© Simon Gosselin
Arts vivants Théâtre Publié le 20/09/2021
Le théâtre de Julien Gosselin vient d’un choc avec un auteur. Habité par la puissance évocatrice de sa pensée, il doit la partager, puis l'entraîner dans ses méandres formels. Les écrits de Leonid Andréïev ont eu cet effet sur lui et sa troupe, avec "Le Passé", il renouvelle son art de la scène, offrant un spectacle haletant et percutant, servi par des comédiens qui donnent âme et corps à une noirceur que rien ne tempère.

Tout commence par trois coups de feu. Un homme tente de tuer sa femme, qu’il croit infidèle. Ékatérina en réchappe mais, au fond d’elle, quelque chose est mort. La mort, le désespoir, l’humiliation, l’adultère, le mensonge noircissent les nouvelles et les pièces de Leonid Andréïev (1871-1914) dont la plume féroce grave un XIXe siècle finissant au sein de la société russe, à coup de violences et de souffrances présageant rien moins que la fin de ce monde. L’auteur est peu connu en France alors que sa renommée dans son pays flirtait avec celle de Tchekhov. Fustigeant le tsarisme, il occupa les scènes de son pays, notamment servi par le grand Stanilavski. André Markowicz, qui a repris depuis des années la traduction des grands auteurs russes, l’a fait connaître à Julien Gosselin surpris par ses textes qui résonnaient en lui au-delà de son attente : « Chez Andréïev, il y a une forme d’exagération, de « trop ». Il y a chez les personnages, une forme d’excès, de radicalité dans le rapport au sexe, dans la violence, que je trouve fascinante. Je pense que c’est aussi pour cette raison qu’Andréïev n’est pas beaucoup monté : il va au-delà d’un certain réalisme psychologique ».

 

Entremêlant toujours théâtre et cinéma, la dramaturgie de Julien Gosselin prend ici une nouvelle tournure, enrichie. Alors que la scène est fermée en partie haute par un écran où se projettent les images prises en continu par deux cameramen, sur le plateau plusieurs décors d’époque donnent réalité aux multiples univers mentaux et sociaux dépeints par Leonid Andréïev. C’est un soin auquel le metteur en scène ne nous avait pas habitués lui qui, toujours guidé par la puissance de la littérature, portant sur scène les mots de Houellebecq, de Bolano, de Don de Lillo, tend à la faire vibrer dans les corps et les voix de ses acteurs sans autre soutien que la lumière. Ici, les costumes, les décors restituent avec soin la Russie tsariste, celle contre laquelle Leonid Andréïev cisela ses nouvelles et ses pièces, celle dans laquelle il a fait émerger des êtres fiévreux à la conquête d’une liberté alors bannie. La mort rôde toujours. Elle est mue par la souffrance, par une angoisse existentielle, et par l’humiliation des plus fragiles.

 

Le spectacle Le Passé, créé au Théâtre national de Strasbourg (TNS), est nourri de plusieurs écrits de l’écrivain russe que Julien Gosselin entrelace fabuleusement, nouant les histoires mais les distinguant esthétiquement, respectant en cela un auteur qui ne craignait pas de s’aventurer dans de nouvelles écritures et d'étranges univers.

Partant de la pièce Ékatérina Ivanovna, lent naufrage d’une femme de la bourgeoisie moscovite, il insère deux nouvelles, Dans le brouillard, qui a pour ressort la sexualité autour du meurtre d’une prostituée, et L’Abîme, puis une seconde pièce, l'étrange Requiem, représentation fantôme d’une pièce fantôme donnée par des acteurs ombres à un public de figurines peintes. Ces quatre textes témoignent de l’inventivité et du renouvellement incessant d’un art d’écrire et de décrire le désespoir d’un monde. La noirceur des âmes, des destins, les abîmes vers lesquels Andréïev projette ses personnages ont été rarement égalés. De ce substrat, Julien Gosselin magnifie les ressorts d’un théâtre que son auteur pressent en perdition.

Devant le public, la caméra donne un champ, des perspectives, crée des ombres, fixe les regards perdus, éperdus, démentant la quiétude d’un salon bourgeois ou le bucolique d’un domaine à la campagne. La cruauté a pris partout ses quartiers, la souffrance mène le bal, jusqu’au néant. Ce dernier trouve sa profondeur dans Requiem, quand l'écran envahit tout l’espace scénique pour plonger le spectateur dans un noir dessiné, où la « vie » est remplacée par le grotesque d’inquiétantes marionnettes.

 

Le passé. Création au Théâtre National de Strasbourg. Spectacle de Si vous pouviez lécher mon coeur. Texte : Léonid Andréïev. Adaptation et mise en scène : Julien Gosselin. Traduction : André Markowicz. Avec : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani, Maxence Vandevelde. Du vendredi 10 au samedi 18 septembre 2021.

 

En tournée : À Saint-Brieuc | La Passerelle, du 7 au 8 octobre. À Paris | Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne, du 2 au 19 décembre. À Châlon-sur-Saône | Espace des Arts les 14 et 15 janvier 2022. À Valenciennes | Le Phénix Scène Nationale, les 28 et 29 janvier. À Amiens | Maison de la culture, les 23 et 24 février. À Brive La Gaillarde | L’Empreinte, du 31 mars au 1er avril. À Albi | Scène nationale d’Albi, les 14 et 15 avril. À Annemasse | Château Rouge, Comédie de Genève, les 11 et 12 mai. À Lyon | Les Célestins, Théâtre de Lyon, TNP de Villeurbanne, du 20 au 25 mai. À Moscou | V-A-C, en juillet 2022.

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ENTRETIEN AVEC JULIEN GOSSELIN
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