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Lars von Trier au plus profond de l’humain avec un serial killer

par Jacques Moulins
Matt Dillon, fabuleux dans le film de Lars von Trier
Matt Dillon, fabuleux dans le film de Lars von Trier "The House Jack Built". DR
Cinéma Film Publié le 17/10/2018
Le nouveau film de Lars von Trier, "The House That Jack Built", mène au dernier extrême sa quête des profondeurs humaines dans le mal et dans l'art. Avec un serial killer pour personnage principal, incarné par un merveilleux Matt Dillon. Subjuguant, mais grinçant comme toute l'œuvre du cinéaste danois.

Il ne revient pas en arrière et ne fait pas amende honorable. Au contraire, il continue son chemin sans s’embarrasser d’aucune retenue, avec une aisance à réaliser qui coupe le souffle. Avec The House That Jack Built, Lars von Trier va une nouvelle fois choquer. C’est peut-être une part de son intention, mais le résultat est saisissant. Depuis Europa (1991) les questions éthiques et esthétiques assurent le fonds de l’œuvre du cinéaste danois, promoteur du manifeste Dogme 95. Il construit une sorte de comédie humaine désenchantée qui traque l’humain plus dans l’individu et dans le mal que dans le social et dans le bien. Le remarquable Dogville, avec une Nicole Kidman époustouflante, traquait dans ses détails les plus sordides l’hypocrisie d’un village américain et la lâcheté de ses hommes. Récipiendaire de la Palme d’or à Cannes en 2000 pour Dancer in the dark, von Trier continua à se passionner pour les actes les plus barbares commis par les humains, dans lesquels, bien sûr, Eros et Thanatos ne sont jamais absents. La sexualité féminine, objet de sa trilogie avec Charlotte Gainsbourg, Antichrist (2009), Melancholia (2011) et Nymphomaniac (2013) en est la preuve.

 

Conversation en remontant le Styx. Avec The House That Jack Built, il semble avoir trouvé la situation extrême pour aborder son sujet, en choisissant pour personnage principal un serial killer auteur de 61 meurtres, dont ceux d’enfants, tous plus horribles les uns que les autres. Les acteurs qui ont accepté de participer à ce carnage disent assez qu’ils ont cru au scénario. Matt Dillon joue ce psychopathe avec une maîtrise exceptionnelle de son métier d’acteur. Il incarne tous les maux classiques de son personnage, victime de TOC (troubles obsessionnels compulsifs), maniaque, asocial pervers depuis l’enfance. Le grand Bruno Ganz, joue le rôle du poète latin Virgile qui accompagne non pas Dante mais notre serial killer aux enfers en lui faisant narrer ses crimes à la manière d’un psychanalyste. Uma Thurman est la première et improbable victime, celle qui semble déclencher le processus en lui suggérant qu’il pourrait tout aussi bien être un serial killer (la création de ce terme par l’agent du FBI Robert Ressler dans les années 70 fait d’ailleurs l’objet d’une excellente série de 2017 Mind Hunter).

 

L'horreur en emprunts. En cinq épisodes nommés « incident », nous allons dégringolé avec le criminel dans le plus horrible, Lars von Trier empruntant pour ce faire à l’écriture gore avec couteau planté dans la gorge et ressortant dans la bouche ouverte et sein de femme découpée et posée en trophée sur un pare-brise de voiture. Des effets visuels complétés par des images de tableaux de William Black ou de documentaires montrant notamment l’architecte d’Hitler Albert Speer et les horreurs commises par les nazis. Sujet sensible, car le cinéaste avait choqué en déclarant avoir « un peu d’empathie » pour le dictateur nazi. Ici, ses atrocités sont convenablement rangées dans la catégorie mal, mais celle-ci est clairement liée à celle du bien. Comme dans le dyptique religieux, mal ne va pas sans bien et bien sans mal. C’est cette opposition éthique qui intéresse von Trier. Elle lui fait interroger la place de l’art dans ce mouvement.

 

L'art sans œuvre. Pour ce faire, comme Speer, le psychopathe du film se veut architecte, bien qu’il soit ingénieur. Une de ses lubies, sa prétention esthétique avec ses meurtres, est de construire sa propre maison près d’un lac à l’écart des hommes et de leurs lois. Il commencera trois fois, en parpaing de béton d’abord, en bois ensuite, puis avec deux plateformes servies par un escalier montant à une tour qui donne sur le toit, mais ne dépassera jamais le gros œuvre. Car cette maison que construit Jack, comme dit le titre du film, n’est pas la bonne. La vraie apparaît à la fin du film, conjuguant l’horrible et les peintures baroques de l’enfer. Le film va choquer, provoquer la haine de certains critiques. Il est déjà réservé aux seules petites salles. Mais avec une maîtrise esthétique assez phénoménale, Lars von Trier descend pendant 2 heures et 35 minutes dans des profondeurs jamais explorées de cette façon. Celles de l’enfer, bien sûr.

 

The House That Jack Built, film de Lars von Trier. Sur les écrans le 17 octobre 2018. Avec Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman

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