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Le renouveau du cinéma libanais contre la négation de la guerre

par Stoyana Gougovska
La guerre du Liban marque encore le sort des jeunes générations. DR
La guerre du Liban marque encore le sort des jeunes générations. DR
Cinéma Film Publié le 08/11/2018
Depuis 15 ans la production de cinéma libanais connait une croissance remarquable : elle est passée de 2 à 3 films par an à une trentaine de long-métrages de fiction, documentaires et court-métrages aujourd’hui. La jeune génération de cinéastes semble chercher à travers son travail à régler les blessures et les conflits enfouis depuis la guerre civile, un travail montré et débattu au dernier Cinemed à Montpellier, avec la participation des équipes des 16 films programmés.

En 2007, le festival de Cannes a fait un succès à Nadine Labaki pour son film Caramel. Cette date scelle en quelque sorte le retour du cinéma libanais sur les écrans du monde entier. Depuis, il ne passe pas inaperçu. L’an dernier, L’Insulte de Ziad Doueiri a été nommé aux Oscars, cette année le nouveau film de Nadine Labaki Capharnaüm a reçu le prix du Jury à Cannes. Derrière ces distinctions, c’est tout un cinéma qui renaît : depuis 15 ans, la production de films libanais a augmenté considérablement, grâce à de jeunes auteurs. Tout un tissu, composant l’écosystème du cinéma libanais, est en train de se mettre en place, de se structurer, de se professionnaliser.

 

Un cinéma en plein essor Si les projets d’auteurs libanais existent aujourd’hui, s’ils trouvent des financements étrangers, c’est certainement grâce aux thèmes abordés par les auteurs. Le cinéma est devenu au Liban une arme pour traiter des problèmes politiques et sociaux qu’affronte un pays qui a du mal à écrire son histoire récente. En mettant en scène problèmes et polémiques d’une manière directe, les nouveaux réalisateurs choisissent souvent des sujets qui heurtent : la mémoire, la guerre, la femme…. Ces thèmes et la façon de les traiter attirent l’attention, sans que les réalisateurs cherchent à exposer au public international autre chose que ce qu’ils ressentent au Liban. Le festival du film méditerranéen, Cinemed, qui s’est tenu du 19 au 27 octobre à Montpellier, a fait la part belle à ce cinéma émergent en invitant les équipes des seize films libanais projetés à rencontrer le public autour du thème Le jeune cinéma libanais : naissance d’une industrie.

 

Les années de guerre Dans son long métrage Tombé du ciel, Wissam Charaf s’attaque presque malgré lui aux années de guerre. « C’est un film que je voulais faire sur le Liban contemporain, le Liban d’après-guerre. J’ai écrit les scènes sans réfléchir, à l’instinct. Cela a pris dix ans, pour des raisons de financement » confie le réalisateur qui souligne cette invasion de la guerre dans la mémoire collective. « A posteriori, en l’analysant je me rends compte que tout ce dont ça parle, c’est de la guerre et des fantômes refoulés du passé. C’est incroyable comment la guerre a phagocyté notre créativité pour que même quand on ne veut pas parler d’elle, quand on veut la faire sortir par la porte, elle revient par la fenêtre. »
Myriam El Hajj cherche également à lutter contre l’amnésie. Pour son documentaire Trêve, elle a interviewé des gens proches d’elle sur ce qui s’est passé durant la guerre : « Je fais partie de la génération qui est née dans les années 80, qui a eu une enfance dans la guerre, mais qui ne l’a pas connue. Mais nous vivons entourés par des gens qui l’ont faite et pour moi c’était une obsession de les questionner là-dessus ». Soulignant l’état lamentable du pays qui lui a été transmis, elle avoue sa détermination à comprendre, pour pouvoir ensuite aller de l’avant. Cela commence par un dialogue avec les acteurs encore vivants de la guerre, « il faut qu’on puisse comprendre quelque chose, qu’il y ait du dialogue et c’est maintenant qu’il faut faire des choses sur ce sujet ».

 

Lutter contre l’amnésie Même souci chez Ghassam Halwani. Pour son premier documentaire Erased, Ascent of the Invisible, il a travaillé minutieusement pendant huit ans sur des archives, pour rendre la mémoire des corps retrouvés dans des tombes communes. Les événements continus au pays du Cèdre n’ont guère favorisé une réflexion déjà rendue difficile par les traumatismes. Or, pour le réalisateur, le Liban a extrêmement besoin de ce travail de mémoire : « Quand j’étais en train de réfléchir sur les fosses communes de la guerre civile, il y a eu la guerre de 2006 et beaucoup de gens ont été enterrés sous les immeubles qui se sont écroulés pendant les bombardements. C’était absurde que moi je sois en train de chercher des corps datant de 35 ans, à côté de nouveaux corps morts. » Absurdité qui elle-même a interrogé Ghassam Halwani. « La question qui s’est posée est : quel est mon rapport au temps, à la mémoire et pourquoi je fais tout ça. J’imagine que c’est un état assez mouvementé dans lequel on est très nombreux à se retrouver. »
Stratégie d’effacement des gouvernements. Dans son documentaire hors norme, Ghassam Halwani dénonce lourdement l’État libanais pour ne pas avoir porté sa responsabilité : « Et certainement aussi par rapport à cette stratégie que l’État emploie, cette stratégie d’effacement total par tous les biais possibles, que ce soit dans l’éducation nationale, que ce soit par le travail de la censure. Tout projet qui peut susciter un peu de critique et de réflexion en rapport avec le passé est directement censuré. C’est un état criminel qui refuse entièrement de faire un travail d’accumulation, d’information, que ce soit la mémoire, les archives, et procède à l’effacement des crimes. » 
Une autre perle du jeune cinéma libanais est le documentaire Les gardiens du temps perdu, pour lequel la réalisatrice Diala Kashmar s’est rapprochée intimement des membres d’un groupe marginal de jeunes du quartier très sensible de Al Lija. Ce sont des représentants de la génération d’après-guerre, perdus, traînant dans les rues, sans vision concrète de l’avenir. C’est pour lutter contre le déni que la réalisatrice a fait ce travail « Au Liban, on essaie de nier la présence d’une génération d’après-guerre qui existe toujours et qui est derrière beaucoup de lourdeur dans notre vie quotidienne. Ces mecs-là sont des victimes, ils viennent d’une classe sociale moyenne, comme la mienne, alors pourquoi sont-ils dans la rue, pourquoi sont-ils drogués, pourquoi attendent-ils une nouvelle guerre ? C’est une recherche anthropologique continuelle chez moi, de voir par quoi et par qui je suis entourée, pourquoi on ne s’avance pas et comment on peut s’avancer. » La réalisatrice ajoute : « Le public au Liban ne voit pas le théâtre, ne voit pas le cinéma, la peinture. Dans ce pays, on vit une dépression d’après-guerre. On est tous marginalisés, à part les partis politiques et les politiciens ».

 

La menace de la censure Mais si les auteurs réussissent à vaincre cette angoisse de mettre leur art face à l’urgence de parler ouvertement de la guerre, la partie n’est pas pour autant gagnée. Car la censure veille. De ce fait, estiment les jeunes réalisateurs, c’est l’État libanais qui présente la plus grande menace pour la liberté d’expression et l’existence même des œuvres d’art engagé. Hania Mroué, directrice de Metropolis Arts Cinema à Beyrouth, est de cet avis : « On ne sait plus où est la ligne. Il faut dire que la censure au Liban n’a pas de lois claires, c’est très vague, on ne sait jamais ce qui passe et ce qui ne passe pas. C’est très arbitraire, ça dépend de la personne qui fait la censure, qui regarde le film, de son éducation, de son humeur ». De plus la censure a un effet pervers, celui d’entrainer les auteurs à s’autocensurer par crainte de ne pas du tout pouvoir atteindre le public libanais, qui est pourtant le premier concerné par ce travail de mémoire. Pour elle, c’est la confiance, la relation avec le public qui est importante, et cette barrière que les films sont en train de briser en poussant les limites dans cette lutte perpétuelle contre la censure. « Il faut vraiment prendre des risques et laisser le public juger. »

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