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Artistes et droits de l’homme, Art Lab à l’UNESCO

par Véronique Giraud
"Artistes et Droits de l'homme" c'était le titre du premier Art Lab organisé par l'UNESCO dans l'auditorium de sa Maison à Paris. Huit artistes étaient invités à venir témoigner de leur parcours et de leur expérience en matière de droits humains. ©Giraud/NAJA
Hors-Champs Société Publié le 12/12/2018
Tous les artistes expriment leur créativité, certains donnent aussi de leur temps. Huit d'entre eux ont répondu à l'invitation de l'UNESCO qui, pour son premier Art Lab, leur a demandé d'évoquer devant le public de son auditorium, leur expérience en matière de droits de l'homme, alors qu'est commémoré le 70e anniversaire de la déclaration universelle. Le 12 décembre, l'un après l'autre a raconté des morceaux de vie, d’échanges, faisant partie intégrante d'un processus créatif pacificateur.

Après s’être produits le 10 décembre sur la scène du Théâtre national de Chaillot pour commémorer de leurs esthétiques les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, quelques artistes se sont retrouvés le lendemain dans l’auditorium de l’Unesco, répondant à l’invitation de l’Organisation des Nations Unies pour la culture. Ils étaient huit : les chorégraphes Taïgué Ahmed, Marcia Barcellos, Fabrice Bwabulamutima, Alonso King, Phia Ménard, Lia Rodrigues, le compositeur et interprète Bacha Mar-Khalifé, le plasticien Freddy Tsimba. Huit artistes venus, dans le cadre de la première édition Art Lab de l’UNESCO, exprimer « leur approche personnelle et artistique, évoquant leur expérience en matière de droits de l’homme, dans le cadre d’une réflexion sur la capacité de l'art à dénoncer l'injustice, guérir et réconcilier ».

Après que Nada Al-Nashif, sous-directrice générale de l'UNESCO pour les sciences sociales et humaines, a rappelé que « 554 artistes incarcérés en violation de la liberté artistique ont été recensés l’année passée », et que « les artistes engagés, à la fois citoyens, créateurs et lanceurs d’alerte, sont souvent menacés pour le statut lié à leur activité ». Après que Didier Deschamps a exprimé que l’intention était de « commémorer les 70 ans de la déclaration universelle des droits de l’homme par un ensemble de créations », le directeur du Théâtre national de Chaillot soulignait que des artistes engagés œuvrent « dans un environnement qui ne progresse pas ». Audrey Pulvar prenait la parole pour modérer ce premier Art Lab, voulu comme un « Dialogue avec des artistes internationaux sur les droits de l’homme ». Pas de grand discours, mais des faits. Pas de grandes intentions, mais des processus créatifs pacificateurs.

 

En 2005, douze camps de réfugiés, pour la plupart fuyant le Soudan, ont émergé au Tchad. « J’y fais travailler les corps traumatisés, pour les amener à s’épuiser et retrouver le sommeil, et même sourire, explique le chorégraphe Taïgué Ahmed, lui-même né au Tchad. Rien ne me fait plus plaisir que de voir se détendre les visages marqués par la souffrance ». Taïgué Ahmed anime aussi des ateliers de danse dans des écoles de la « non violence » où sont accueillis des enfants qui ont grandi avec l’habitude de se battre, de jouer à la guerre. « Au Tchad, la guerre se regarde comme un théâtre. Il m’a été difficile de faire sortir ce que j’ai rentré en moi de la guerre, c’est bien de pouvoir le faire partager à d’autres également marqués par la guerre », confie le chorégraphe.

Fabrice Bwabulamutima lui est né à l’est du Congo, dans une zone où de nombreuses guerres ont lieu. Ses parents l’ont éloigné et envoyé à Kinshasa étudier à l’Institut national des arts, l’équivalent du Conservatoire en France. Il y a découvert la danse, devenue l’essentiel de sa vie. Ces dernières années, il a amené sa pratique dans les camps de réfugiés. « Au Congo, explique le chorégraphe, 450 tribus sont répertoriées, ce qui veut dire 450 mouvements, 450 chansons, etc. J’ai cherché à comprendre pourquoi et comment les gens ont pu se diviser comme ça. J’ai compris que la seule chose qui pouvait nous réunir c’est la force fédératrice de la danse. » Et d’expliquer qu’un tournant a eu lieu dans les camps d’Afrique subsaharienne grâce à un programme, conçu en France par le couple de collectionneurs Matthias et Gervanne Léridon, fondateurs en 2009 de l’ONG African Artists Development : la commune du pays d’accueil des réfugiés reçoit une aide pour enrichir artistiquement l’accueil dans les camps. « J’ai vu Salia Sanou opérer dans les camps du Burkina Faso avec les réfugiés maliens. Moi, j’ai voulu associer les autochtones à cette démarche, et ainsi amener la dimension pacifique dans ce programme, profitant de la force fédératrice de la danse : celui qui regarde l’autre danser comme celui qui danse trouve du plaisir. À notre arrivée, le taux de violence conjugale parmi les réfugiés était de 76%. À notre départ, il était de 16% ».

 

Marcia Barcellos a accompagné Fabrice Bwabulamutima au Congo. « Quand Didier Deschamps m’a proposé de faire un duo avec Fabrice à l’occasion de cette commémoration, je lui ai demandé de le rencontrer sur place, à Kinshasa où il vit, et dans le camp où il travaille », explique la chorégraphe qui, née au Brésil, vit en France depuis son enfance. « La Brésilienne que je suis, familière des favelas, a découvert une ville hallucinante, très horizontale, où vit énormément de monde, avec une très belle énergie, mais dans des conditions très difficiles. On a l’impression que chaque jour est une victoire ». En arrivant au camp, après une heure de 4x4, elle dit avoir d’abord été frappée en entendant chanter. Puis elle a regardé danser les réfugiés qui avaient travaillé pendant plusieurs mois. « Différents ateliers étaient menés avec beaucoup d’enthousiasme, et différents types de danse. J’ai été très touchée par les personnes âgées, dont des femmes de plus de 80 ans d’une grande beauté, et les tout petits enfants. » Cette expérience, très forte, a permis de concevoir leur duo donné le 10 décembre lors de la soirée Veillée de l’Humanité au Palais de Chaillot.

Fabrice Bwabulamutima rappelle que le droit à la culture est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, avant de préciser que « la République démocratique du Congo n’a aucun centre culturel ». Dans ce pays peuplé de plus de 81 millions d’habitants, l’idée même d’œuvre d’art n’a rien de familier. « En Centre Afrique, il n’y a aucune école d’art. Les réfugiés qui ont participé au programme ont découvert l’art à travers l’enthousiasme que procure la danse, avec des professionnels comme Salia Sanou ou moi-même. En rentrant dans leur pays, non seulement ils se sentiront privilégiés mais ils pourront en faire un métier », conclut le chorégraphe.

 

Congolais, lui aussi, le plasticien Freddy Tsimba compose des œuvres, souvent monumentales, avec des douilles de balles, des machettes, ce que les guerres répandent de fer après leur passage. Le fer s’est imposé à lui comme un médium privilégié, les restes de guerre sont sa palette.

 

La chorégraphe Lia Rodrigues a contribué à installer en 2009 un centre d’art dans la favela Da Maré, seul accès à l’art et à la culture pour cette communauté de plus de 150 000 habitants, grande comme une ville, et l’une des plus violentes. En 2011, elle y a créé une école de danse qui compte aujourd’hui 350 élèves, de 8 à 88 ans. Très impliquée dans la vie politique de son pays, le Brésil, elle tient à rappeler que contrairement à une image idyllique, « c’est un pays très pauvre, très violent, très raciste, où les gens qui sont noirs, gays, femmes, sont en danger tout le temps. C’est le pays où l’on assassine le plus de gens au monde, plus qu’une guerre. 60 000 personnes y sont assassinées chaque année. La majorité sont des jeunes noirs ». Elle se dit privilégiée parce qu’elle est blanche, née dans une classe moyenne, mais ne supporte pas cette violence. L’horreur qu’elle dénonce est difficile à imaginer, même quand elle l’exprime par un chiffre : « toutes les 23 minutes, un jeune noir est assassiné ». Évoquant sa dernière création, Fùria, elle explique que la musique choisie est celle, répétée, d’un chant kanak de Nouvelle-Calédonie, « une musique dans laquelle j'ai senti une chose qui s’accordait parfaitement à ce travail ».

 

Sa chanson Kyrie Eleison a été censurée par la Sureté générale au Liban « pour atteinte à l'entité divine". Trois ans plus tard, le pianiste et chanteur franco-libanais Bachar Mar-Khalifé, né dans un chaos propre à Beyrouth, sort un nouvel album The Water Wheel, un hommage au musicien nubien Hamza el-Din (1929-2006), qu’Audrey Pulvar le charge de présenter. Avec une grande poésie, Bachar Mar-Khalifé revient sur le voyage que ce musicien et poète effectua « à dos d’âne, à travers les villages de sa Nubie natale, pour récolter tous les chants et musiques qui allaient se perdre ». D’autant qu’à cette époque, au sud de l’Égypte, le projet de construction du barrage d’Assouan menaçait d’inonder de nombreux villages de Nubie. « Il jouait du oud, un instrument arabe qui n’existait pas dans la culture nubienne. Ce qu’il a créé c’est un peu comme le Big Bang. La chanson nubienne et le oud ne devaient pas se rencontrer ». Après s’être délecté de la découverte du répertoire du grand maître oudiste, méconnu en Europe, Bachar Mar-Khalifé s’est décidé à en faire un album. Devant le public de l’auditorium de l’Unesco, il choisit d'interpréter au piano et de chanter Kyrie Eleison, morceau censuré dans son pays, chaleureusement applaudi à Paris. « La déclaration universelle des droits de l’homme, que j’ai relue, me paraît de la science-fiction, on en est très loin. La musique a beaucoup plus d’impact vers l’humain ».

 

Très souvent sollicitée pour témoigner, Phia Ménard ne se dérobe pas quand il faut prendre la parole. Son corps, transformé pour ne plus être vu comme lui mais vécu comme elle, a autant d’impact que son processus artistique appliqué lui aussi à la transformation. La chorégraphe explique que, née de parents ouvriers, elle a fait son entrée dans le monde de l’art à 19 ans par la pratique de la jonglerie que lui enseigna Jérôme Thomas. Sa virtuosité, qui la ramenait à son savoir-faire, l'a ramenée aussi à son impossibilité de s’exprimer, femme vivant dans le corps d’un homme. Son premier acte fut de détruire des objets et de choisir des cactus pour jongler, puis un camion, des vitres, en se posant la question : allez-vous me regarder différemment. « La question du faire et du être, j’y réponds par une adaptabilité permanente. Avec la question de l’identité, que je n’aurais pas voulu avoir, je me retrouve projetée à me demander à quel endroit je veux vivre dans une société comme la nôtre, européenne, blanche, masculine. Quel espace je peux avoir moi qui me questionne sur mon identité, moi qui me retrouve face à cette idée que le seul endroit de liberté est peut-être le monde de l’art, un monde où on peut dire : c’est une artiste ». Et de poser la question : « que veut dire être avec l’autre quand on n’est déjà pas avec soi-même ? » Plus tard : « On ne choisit pas sa sexualité, personne ne choisit sa couleur. On doit accepter que l’autre a une identité unique. C’est un travail, mais la vie est un travail ».

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