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Emmanuel Demarcy-Mota : « Je me sens profondément Européen »

par Véronique Giraud
Emmanuel Demarcy Mota © Jean-Louis Fernandez
Emmanuel Demarcy Mota © Jean-Louis Fernandez
Arts vivants Théâtre Publié le 01/04/2019
Directeur du Théâtre de la Ville, seul théâtre de Paris qui ne ferme jamais ses portes, Emmanuel Demarcy-Mota organise en son sein de nouveaux événements créés vers la jeunesse du XXIe siècle comme des espaces de réflexion associant des acteurs de la société dans différents champs disciplinaires. Dans cet esprit, le metteur en scène vient de monter "Les sorcières de Salem", pièce d'Arthur Miller rare en France.

L’Europe est au cœur de votre travail ?

Je me sens d’abord profondément européen et je m’inscris dans un rapport à définir, à clarifier ce que veut dire être européen aujourd’hui, quel est le sentiment ou la compréhension du passé, du présent et du futur de ce mot Europe. Ensuite, ma particularité est d’être bilingue avec la langue portugaise, une mère comédienne au Portugal pendant la dictature, sous le fascisme. Un père auteur, metteur en scène fasciné par le rapport à l’étranger dans son travail. J’ai donc baigné dans les deux langues, dans les deux cultures, avec leurs poètes, leurs philosophies.

La question de la fiction et du réel, comment l’art à travers des récits comme Les sorcières de Salem prend dans le réel pour créer de la fiction, est cruciale. On a très peu d’œuvres de fiction sur la guerre d’Algérie, tant au cinéma des quarante dernières années qu’au théâtre. On n’a pas de récit d’auteurs, de poètes sur notre histoire. Or c’est un grand sujet. Je pense qu’on peut se libérer d’une culpabilité ou d’un rapport à sa propre histoire quand on peut passer par la fiction. Elle est nécessaire, c’est elle qui nous permet de lire le réel. Je veux parler de la fiction à travers de grandes œuvres, comme l’a fait Ionesco avec Le rhinocéros, inventant la rhinocérite après le nazisme pour élargir et trouver l’endroit d’une allégorie nécessaire.

 

Mais comment traiter de la question de l'Europe ? Tout le monde n'a pas la même définition…

Pour traiter de la question de l’Europe, il faut recoller le mot Europe au mot paix. Nous ne pouvons pas oublier en tant que Français que nous avons produit deux guerres mondiales du XXe siècle. Ce n’est pas le monde qui a amené deux guerres mondiales, c’est l’Europe. Sa responsabilité pour le siècle à venir est de répondre, du fait qu’elle a produit deux guerres mondiales, de sa position pour le XXIe siècle. C’est la question qui m’importe : est-ce que nous produirons ou pas à nouveau de très grands conflits entre les nations qui auront une influence sur l’ensemble du monde, ou est-ce qu’on considère que depuis la seconde guerre mondiale on a élaboré ce concept d’Europe de manière plus solide pour dire qu'il faut la paix ?

Il faut une relation entre les pays, et s’attacher au mot pays comme un mot positif. Des frontières délimitent des langues, la richesse de la diversité des langues européennes fait qu’on n’est pas dans des États unis mais dans une Europe composée de différents États désunis par les langues, et qu’on peut l’assumer. S’intéresser à la différence entre chaque langue d’Europe montre qu’on a un cerveau qui est intéressé à la différence.

Dire qu’on est Européen aujourd’hui ça ne veut rien dire. Mettre en avant les valeurs européennes, pour montrer quoi ? Pour dire qu’on a des valeurs meilleures que celles de Trump et de la Chine ? On est en train de resservir au monde que la France est le pays des libertés et des droits de l’homme. C’est important mais ce n’est pas suffisant pour les générations à venir. Elles n’ont pas connu les dictatures autour du pays France. Le Portugal a connu la plus longue dictature d’Europe, c’est une jeune démocratie qui ne date que de 1974, le Franquisme en Espagne, Mussolini en Italie, etc. Aujourd’hui la France n’est plus entourée de dictatures mais d’États démocratiques, l’espace européen est un grand espace démocratique. À l’intérieur de cet espace, il faut travailler à la non montée du repli sur soi qu’on connaît bien en Europe, avec des antagonismes très profonds et des formes de xénophobies et de racisme extrêmement développées. Alors qu’on souhaite que ce soit un grand espace des droits de l’homme, celui des libertés individuelles et collectives, on assiste à un puissant tiraillement, et ce juste avant les élections européennes.

 

Comment se positionne l'événement Chantiers d’Europe ?

Il s’inscrit dans la continuité de Scènes d’Europe que j’ai créé à Reims il y a 18 ans, parce que depuis 18 ans je suis inquiet de ce qui peut arriver en Europe, de ce qui arrivera certainement à nouveau, c’est-à-dire de violents conflits entre les nations. L’idée que la barbarie est ailleurs est une idée très européenne, très autocentrée. Il y a un immense travail à faire aujourd’hui pour les générations à venir, et pour ne pas assister à un retour des nationalismes puissants que l’Europe a toujours produits. Avec Scènes d’Europe à Reims, l’idée était d’abord d’inviter des poètes, tel le hongrois Kertesz, prix Nobel de littérature, dont les grands textes renvoient à l’horreur de l’holocauste, à cette horreur du XXe siècle produite par l’Europe.

 

La connaissance de l’Europe passe donc par la mémoire de sa barbarie ?

Oui, elle passe par le devoir de mémoire et de connaissance. Et en même temps les deux faces, celle merveilleuse, positive du XXe siècle, l’invention, la créativité, l’avancée des sciences, la décentralisation, le développement de l’école publique, la diversité. Le théâtre de la Ville c’est une réussite du XXe siècle, celle de nos institutions culturelles et éducatives. Et l’autre face, visage monstrueux de l’Europe, dont parlent les poètes et les auteurs. Je les monte surtout à cause de ça. Ionesco en parle très bien, faisant débuter la rhinocérite dans un village, ou Ödön von Horvàth qui écrit Casimir et Caroline en 1933 sur la montée du nazisme à la fête de la bière à Munich, Camus qui écrit État de siège en 1948 pour dire attention le mal peut toujours être là. Je pense important d’avoir une mémoire, une connaissance, et une capacité de transmission de ce qui nous relie sur le chemin difficile qu’est celui de la paix.

 

Où en est Chantiers d'Europe aujourd'hui ?

Chantiers d'Europe, c’est l’occasion de réfléchir. Il faut bien créer des moments qui nous permettent de nous arrêter. D’où la rencontre avec l’astrophysicien Jean Audouze qui est associé au Théâtre de la Ville et qui me rejoint dans ma réflexion, avec Abd al Malik, des gens qui font, et se posent la question de la transmission et celle de leur champ disciplinaire. Nous nous réunissons régulièrement pour discuter de sujets qui me sont prioritaires : comment ouvrir un théâtre pendant les vacances scolaires, s’interroger sur les populations et les publics, comment travailler à des temps de transmission comme la semaine art et science dans le cadre de Chantiers d’Europe 2019, avec des colloques l’après-midi pour réfléchir avec la jeunesse et le soir autour de la biodiversité ou de l’Europe des sciences et de l’art pour l’avenir.

Avec le recteur de Paris Gilles Pécout, nous avons lancé un appel aux lycées, aux collèges et aux primaires pour que le 18 avril des enfants et des adolescents puissent être présents autour de l’idée de la charte Avoir 18 ans au XXIe siècle. Lancé avec Jean Audouze, ce mouvement 18/XXI s’adresse aux premiers êtres majeurs du XXIe siècle, à partir de 2019. Nous qui venons du XXe siècle, commençons par souhaiter la bienvenue à des êtres entièrement du XXIe ! Ceux qui ont 19 ans aujourd’hui n’étaient pas nés ou allaient naître au moment de l’effondrement des tours jumelles en 2001. C’est une date pour nous, pas pour eux. Ils n’en ont pas la mémoire, ça devient un récit. Qu’est-ce que l’enfant du siècle ? La question qui a passionné à chaque début de siècle passionne Jean-Claude Carrière comme auteur, Jean Audouze comme astrophysicien, et me passionne du point de vue théâtral. À quel moment commence un siècle ? Pour pourquoi Jean Audouze croit-il qu’il y a de la vie ailleurs que sur notre planète ? Chantiers d’Europe c’est ça.

 

 

 

 

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