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Le roman noir, jusqu’à la crise

par Véronique Giraud
Le roman russe entre à la Série noire avec Sergey Kuznetsov et sa journaliste enquêtrice. DR
Le roman russe entre à la Série noire avec Sergey Kuznetsov et sa journaliste enquêtrice. DR
Humphrey Bogart incarne le
Humphrey Bogart incarne le "privé" Sam Spade dans "Le Faucon Maltais" de John Huston (1941). DR
Livre Roman Publié le 04/03/2019
C’est en démissionnant de la célèbre agence de détective Pinkerton que Dashiell Hammett a fait naître le roman noir. Le style littéraire, qui depuis un siècle ne cesse de séduire les lecteurs, donne voix aux invisibles, aux victimes sociales, aux maltraités tout en décortiquant les causes de ces injustices. Jusqu’aux crises actuelles

En littérature, il n’est pas difficile pour un genre contemporain de se trouver des ancêtres glorieux. Et de voir dans Sophocle l’inventeur du roman noir. Mais si l’on s’en tient au moment où cette forme littéraire se revendique comme telle, l’histoire remonte seulement à un siècle, dans les nuits brumeuses et chaudes de San Francisco où un détective privé de la célèbre agence Pinkerton se prend de passion pour la littérature. Dashiell Hammett n’a pas trente ans, mais il a déjà engrangé une belle expérience, lui qui a fui sa famille à 14 ans pour la rue, la ruée vers l’Ouest et finalement ce métier de détective. Belle expérience qui se double d’un engagement social affirmé. À côtoyer la grande pauvreté et les magouilles des élus et de la mafia, il a fini par douter de la justice et démissionne de Pinkerton lorsque l’agence est missionnée pour casser les grévistes. Ses premières nouvelles paraissent dans le magazine Black Mask en 1922. En 1929, c’est le succès pour son premier roman La Moisson rouge (Série noire Gallimard).

De leur côté les éditeurs sont à la recherche d’écritures plus réalistes pour leurs éditions populaires. Les feuilletons français commencent à lasser avec leur énième répétition de Rocambole et les Allemands se sont mis aux Krimis (Kriminalroman), des romans populaires qui, loin des constructions intellectuelles de Sherlock Holmes puis d’Hercule Poirot, plongent dans les réalités sordides de la vie. Issus des milieux les plus pauvres, les personnages tentent de sortir par les seuls moyens alors à leur portée qui vont des « arrangements » à la délinquance organisée. Avec tout ce que cela charrie de psychoses et de maltraitances.

Hammett va créer des types de personnages littéraires. La starlette qui se prostitue, le promoteur immobilier qui flirte avec les mafieux, les élus véreux, et les bonnes familles au passé trouble. Et bien sûr « le privé », ce personnage désabusé qui ne peut s’empêcher de faire jaillir la vérité et tenter de sauver une demi-innocente qu’il ne sauvera d’ailleurs pas. Les personnages changent selon le climat et l’époque, mais restent le plus souvent fidèles à cette toponymie.

 

Pas de morale, de la dignité seulement. Car, dans ce monde qui prospère, avec pour cathédrales des usines, pour seigneurs des nouveaux riches sans manière et pour exploités tout un petit peuple d’immigrés récents et d’exilés ruraux qui tentent de se débrouiller, soit pour survivre, soit pour décrocher le Graal, il n’y a plus de frontière nette entre le bien et le mal. Et si le dénouement moralise, c’est uniquement par soif de vérité sur le fonctionnement réel de la société et, dans une lueur d’espoir insensé, pour la dignité humaine qui peine tant, toujours, à se laisser bafouer.

Le roman va alors tout dire, du sexe monnayable, pervers, incestueux, du pouvoir corrompu, corrupteur, immoral, de la « money », but final de ces humains lâches ou avides qui inventent une histoire pour se blanchir. Le « privé », avec l’aide des sentiments coupables et des espoirs abîmés, parvient à mettre cette histoire à mal. Pas plus, pas moins. Dashiell Hammett vivra dans sa chair les contradictions de cette société. D’abord dans son métier de détective, puis dans son engagement politique. Communiste, il sera victime du Maccarthysme qui frappe les studios d’Hollywood, mais aussi du rejet par ses propres camarades qui n’aiment guère ces romans où la classe ouvrière n’est pas victorieuse.

 

Le parrainage du cinéma. Le modèle initié par Hammett et son détective Sam Spade, puis son ami Raymond Chandler et son détective Marlowe, va faire florès sur tous les continents et dans toutes les sociétés grâce à un vecteur inédit de popularisation : le cinéma. Dès les années 30, Hammett devient célèbre grâce à une des toutes premières séries cinématographiques tirée de son roman L’Introuvable (Série noire Gallimard). Dans les années 40, les deux comparses sont adaptés avec succès à l’écran (Le Faucon maltais pour Hammett ou Le Grand Sommeil pour Chandler, deux films avec Humphrey Bogart) et vont ensuite signer eux-mêmes des scénarios. La rencontre entre les deux arts, cinéma et littérature, est d’autant plus aisée que le roman noir possède toutes les propriétés pour une bonne adaptation. L’intrigue est forte, l’écriture est rapide, sèche, proche du langage parlé, les personnages typés, la part de dialogue importante.

Mais le cinéma aura toujours un temps de retard. Les majors d’Hollywood ne sont prêts à dénoncer toutes les horreurs dont la société américaine fourmille que lorsque le temps a passé et encore en adoucissant le propos : l’émasculation et le lynchage d’un noir par Don Tracy (La Bête qui sommeille, 1938, Série noire Gallimard), le viol et la torture de femmes par James Ellroy (Le Dahlia noir, 1987,Rivages). Puis en Europe, les langages parlés, voire les langages régionaux, comme celui du sicilien d’Andrea Camilieri (Fleuve noir).

Le roman noir, qui détrône peu à peu le roman policier classique, va rapidement conquérir le lecteur chinois, comme brésilien, africain comme européen. Et son héros se trouve en bute contre les dictatures, comme le franquisme que déteste Pépé Carvalho créé par Manuel Vasquez Montalban en 1967 (Christian Bourgois).

 

De Mankell à Markaris. Dans les années 90, les Scandinaves vont renouveler le genre. Le suédois Henning Mankell fait de son commissaire Wallander (Le Seuil) un homme divorcé, pas très bon fils, pas très bon mari, pas très bon père. À la vie de cet homme contemporain, l'auteur donne le poids des légendes nordiques qui emprunte aux sagas médiévales. Mais surtout, il décrit un homme sorti des trente glorieuses qui voit la révolution violente des usages et des mœurs sans en comprendre ni le sens, ni comment elle peut à ce point transformer les jeunes générations. L’autre grand succès mondial est également suédois. Stieg Larsson bouscule encore une fois dans Millenium (Actes Sud) les codes en renvoyant les notables, les installés, les hommes. Lui, préfère une hackeuse de génie, jeune, violente, autiste, torturée par la vie, Lisbeth Salander.

Au Mexique, le roman noir fouillera la société des cartels qui deviennent ceux de la drogue avec Don Wislow (La griffe du chien, 2007, Fayard ). En Pologne il scrutera le passé de l’occupation nazie et le nationalisme avec Miloszewski (Les Impliqués, 2013, Mirobole). En France, il s’enfoncera dans la répression de la guerre d’Algérie avec Didier Daeninckx. En Espagne, il plongera aux limites de la perversité et de l’immoral avec José Carlos Somoza. En Algérie, Yasmina Khadra fustigera l’autocratie militaire (Le quatuor algérien, Gallimard). À Cuba, Leonardo Padura mettra en scène un inspecteur désabusé qui pourtant ne veut pas lâcher malgré les injonctions de ses supérieurs. En Russie, ignorant police et justice totalement corrompus et inefficaces, Serguey Kuznetsov met face à face le serial killer et la journaliste BDSM dans son roman La Peau du Papillon ((Série noire, 2019, Gallimard). Car dans de nombreux lieux du monde, le privé n’existe pas et les policiers ne sont pas assez border line. Il faut donc d’autres métiers, en contact avec la réalité et capables de mener des investigations. Le journaliste, l’avocat, le marginal, le policier révoqué.

Avec le grec Petros Markaris, par ailleurs homme de théâtre et traducteur de Brecht, le policier va se trouver confronté à la crise économique de 2008 et aux trucages des statistiques par les dirigeants de son pays qui conduiront à la pire austérité qu’un pays européen ait connu. Dans une quadralogie dont le dernier tome Offshore (Cadre noir, Seuil) est paru en 2018, le roman noir donne une fois de plus voix à ceux que la société délaisse, tout en montrant les mécanismes de cette exclusion.

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