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‘L’Orestie », tragédie de la démocratie naissante

par Jacques Moulins
L'accord entre Athéna et les Erinyes conclut
L'accord entre Athéna et les Erinyes conclut "L'Odyssée" Mise en scène par Jean-Pierre Vincent avec les élèves du TNS. © Christophe Raynaud De Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 13/07/2019
Avec le Groupe 44 de l’école supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Strasbourg, Jean-Pierre Vincent assume le texte fondateur de "L’Orestie" d’Eschyle. Lorsque, en plein danger, l'humanité choisit dans la douleur et le patriarcat la démocratie, accord entre forces souterraines et dieux de l'Olympe. Une œuvre si simple et si complexe, qui s'accorde à la thématique du festival d'Avignon.

Dans cette édition 2019 dédiée aux odyssées, il fallait naturellement, texte oblige, donner aux spectateurs l’accès aux originaux. C’est ce que fait Blandine Savetier dans le jardin Ceccano, où chaque jour à midi la metteuse en scène organise en treize épisodes une lecture du voyage d’Ulysse, assurée par des acteurs professionnels et des Avignonnais. Mais un autre metteur en scène s’attaque également au texte d’origine, non pas celui d’Homère, mais celui de la tragédie grecque avec L’Orestie d’Eschyle. Jean-Pierre Vincent est un habitué du festival où il assuma sa première création en 1971 avant d’être invité, par trois fois, un record, à occuper la Cour d’honneur. Il revient cette année avec le Groupe 44 de l’école supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Strasbourg (TNS).

 

« Pas d’actualisation forcée ». Avec ses élèves, il n’a pas voulu, dit-il, présenter une interprétation singulière de l’œuvre d’Eschyle, mais faire « lire la pièce, le but étant que tout le monde comprenne chaque mot ». Corollaire de cette intention, dans cette mise en scène présentée au Théâtre Benoît XII, « il n’y a pas d’actualisation forcée ». La pièce n’en a pas besoin. Seule tragédie grecque dont on possède la version intégrale, L’Orestie avance en trois temps et autour du fils d’Agamemnon, Oreste, d'abord le crime, sa mère tuant son père, puis vient la vengeance, le fils tuant la mère, et enfin ce moment singulier du procès, expiation si l’on veut, où le sort de nos sociétés va basculer, puisque le jugement d’Athéna, qui fonde la démocratie, enterre aussi le matriarcat. Cette dernière partie est l’apport d’Eschyle le plus moderne, qui a nécessité quelques ajustements. Jean-Pierre Vincent et son vieux complice Bernard Chartreux ont choisi de traduire le texte de la version allemande présentée par Peter Stein. La pièce est tout simplement d’actualité, parce que l’humanité vit un « moment du danger » selon l’expression de Jean-Pierre Vincent. « Il est important de se remémorer comment à une époque l’humanité s’est sortie du moment du danger ».

 

Démocratie et patriarcat. On le sait, la tragédie grecque célèbre la démocratie contre la violence de la culture tribale. De Nietzsche à Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, on souligne cette « pensée juridique en plein travail d’élaboration » qui naît dans la douleur. Jean-Pierre Vincent choisit de mettre en évidence la lutte des Érinyes, déesses de l’enfer, pour faire valoir au jugement d’Athéna qu’un meurtre de sang, le matricide de Clytemnestre par Oreste, crime le plus odieux, ne saurait se comparer au meurtre d’un mari par sa femme, d’autant que Clytemnestre vengeait alors le meurtre de sa fille Iphigénie par son père Agamemnon qui préféra cet infanticide réclamé par les dieux à l’immobilisation de la flotte athénienne voguant vers Troie.

Autrement dit, la femme, Hélène, Iphigénie, Clytemnestre, est affirmée comme une propriété inaliénable de l’homme, même si celui-ci doit déclencher une guerre d’une ampleur sans précédent pour faire valoir son droit. Ce qu’Athéna, née du seul Zeus, va entériner par son vote en faveur d’Oreste. Lourd fardeau de la démocratie naissante qui, explique Jean-Pierre Vincent « inaugure vingt-cinq siècles de machisme ».

 

Victoire du citoyen sur le tyran. Mais avant cette partie finale, deux parties vont reprendre le texte d’Homère, la victoire des armées grecques à Troie, annoncée par la reine au Choryphée représenté ici par trois vieillards qui conjuguent bon sens, prudence et tradition populaires. La première partie, Agamemnon, finit par la mort de ce roi et de Cassandre, à la fois sa prophétie et son butin de guerre. La seconde par celle de son épouse et meurtrière Clytemnestre et de son nouveau mari le tyran Égisthe, neveu d'Atré. La reine ne cesse d’invoquer la haine que son mari lui inspirait depuis qu’il avait osé sacrifier leur fille. Commettant ainsi un meurtre de sang, meurtre de sang que son fils Oreste, soutenu par sa sœur Électre, va lui-même commettre envers sa mère. Les mots ne comportent aucune équivoque. En agissant ainsi, Oreste entre en possession de ses terres. Là est la nouvelle légitimité.

Les Érinyes poursuivent alors Oreste qui se réfugie à Athènes auprès de son protecteur Apollon. Et demande à Athéna, c’est-à-dire à la démocratie naissante, non seulement de le déclarer non coupable, ce qui revient à reconnaître Clytemnestre coupable, mais encore de lui concilier les grâces des Érinyes afin qu’il ne soit toute sa vie poursuivi par elles. C’est dans la synthèse que propose Athena, Oreste reconnu légitime à se venger de sa mère, les Érinyes devenant déesses protectrices de la cité et gardiennes de la justice, que naît la démocratie, victoire du droit sur l’obscur, du citoyen sur le tyran.

 

Enfer et justice. Jean-Pierre Vincent pousse le respect de l'œuvre jusqu'à ne disposer sur scène que la fameuse porte du palais, telle qu'elle se représentait à Athènes. Mais l’œuvre originale, fondatrice des mœurs de la cité et de la tragédie, est actualisée par la diction naturaliste des jeunes comédiens, l’humour perfide de Clytemnestre, l’orgueil de mâle bling-bling d’Apollon. Divine comme il se doit, dans sa toge blanche retombant en plié sur l’épaule, Athéna est tranquillement souveraine, sûre de ce pouvoir derrière lequel, des siècles durant, les humains vont courir, toujours prêts à inventer de nouveaux droits. Si le bon sens populaire des vieillards s'impose, leur couardise apparaît aussi, parlant franchement tant qu’ils ne risquent pas le bâton du maître. Les Érinyes, femmes de la nuit, vierges qui n’ont trouvé nul homme voulant d’elles, avancent tordues, veules, criardes et revendicatrices, telles des hystériques ou des sorcières que l’on veillera plus tard à brûler. L’avancée finale, si elle condamne Clytemnestre, évite pourtant de bafouer ces femmes. C’est dans l’accord avec elle, dans la valorisation de leur rôle, l’enfer abandonné pour la justice, qu’Athéna les réconcilie avec Apollon. Et qui doute qu’Athéna n'ait alors remporté victoire plus historique qu’Agamemnon détruisant Troie ?

 

L'Orestie d'Eschyle, d'après la version de Peter Stein. Création au festival d'Avignon du 12 au 16 juillet. Mise en scène de Jean-Pierre Vincent, traduction de Bernard Chartreux. Avec le Groupe 44 de l'ESAD du Théâtre national de Strasbourg : Daphné Biiga Nwanak, Océane Cairaty, Houédo Dieu-Donné Parfait Dossa, Paul Fougère, Romain Gillot, Romain Gneouchev, Elphège Kongombé Yamalé, Ysanis Padonou, Mélody Pini, Ferdinand Régent-Chappey Yanis Skouta, Claire Toubin. 

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