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« Outwitting the Devil », Akram Kahn défie le diable à Avignon

par Véronique Giraud
Les corps des danseurs se figent en un tableau, Leurs visages portent le masque de l'effroi. © Christophe Raynaud De Lage
Les corps des danseurs se figent en un tableau, Leurs visages portent le masque de l'effroi. © Christophe Raynaud De Lage
La virtuosité de la danse kathak renouvelée par Akram Kahn. © Christophe Raynaud De Lage
La virtuosité de la danse kathak renouvelée par Akram Kahn. © Christophe Raynaud De Lage
Arts vivants Danse Publié le 19/07/2019
Dans la cour d'honneur du Palais des Papes, Akram Kahn met la danse au défi d'une lutte entre sacré et humanité. Les six danseurs de sa création pour Avignon "Outwitting the Devil" exécutent une chorégraphie démoniaque qui laisse le spectateur médusé.

La fin du monde semble être arrivée quand des sons de catastrophe envahissent la cour d’honneur, ébranlant le spectateur sur son gradin. Dans la pénombre, seules se distinguent, strictement alignées, des pierres noires. Nulle âme qui vive. De la noirceur du Palais sort un homme hagard, courbé sur une grosse pierre noire qu’il porte avec peine. Il se tourne lentement vers la façade du Palais, s’arrête, puis dépose minutieusement sa pierre près des autres. Un deuxième homme, un géant, émerge du même endroit, portant lui aussi ce fardeau calciné. Le premier homme s’élance vers lui et le débarrasse pour accomplir les mêmes gestes. Le silence est lourd, pesant de malheur. Les rescapés sont tous deux défaits, mais distincts l’un de l’autre, l’un assommé de peur, l’autre ivre de sauvagerie.

 

D'étranges fresques dansées. Apparaissent ensuite deux femmes et deux hommes qui fendent l’espace avec grâce et légèreté. Leur apparition illumine la scène d’humanité avant de se fondre parmi les deux hommes. Dans ce paysage de pierres noires s’ensuivent d’étranges fresques dansées. Les corps des danseurs s’accordent, se séparent, ondulent, se coulent, se confrontent, s’évitent, frôlent le sol à grands sauts, se figent ensemble dans le déséquilibre, la tête en arrière tournée vers le ciel, la bouche ouverte d’effroi. Leurs prodigieuses arabesques font l’effet d’un règne étrange qui tient à la fois de l’animal, du dieu, de l’humain.

Inspirés de la culture chorégraphique indienne, qu’Akram Kahn a fait entrer dans le contemporain, les corps initient des mouvements subtils aussitôt stoppés d’un geste de main, d’un recul de la tête, d’un genou levé. La lutte entre les corps masculins, d’une précision absolue, se prolonge jusqu’au contact que provoque le géant. À partir de ce contact, le géant assure rapidement sa domination, en tenant l’autre par le pied, en apposant sa large main sur son crâne, en se jetant sur lui. L’élan de chaque geste semble se prolonger dans le vide, les corps s’étirent jusqu’à sembler s’allonger, et la lumière qui les magnifie ajoute à la sensation d’irréel.

 

La puissance du rite. L’une des deux femmes, vêtue d’un lumineux sari safran, se distingue de cette gestuelle en exécutant une danse kathak renouvelée. Reconnaissable aux gestes des mains, à la frappe des pieds, aux prestes pirouettes faisant valser les longs cheveux noirs et se déployer le vêtement soyeux. En marge du groupe ou en son sein, la danseuse indienne invoque la puissance du rite, l’inaccessible.

Transporté par tant de virtuosité, suspendu aux énigmatiques évolutions des corps, le spectateur ignore qu’il s’est produit un malheur juste devant ses yeux. Même si quelques-uns ont perçu qu’un des six danseurs n’apparaît pas. Ce n’est que lorsque Akram Kahn monte sur la scène, le visage grave, accompagné d’une traductrice, que la salle apprend que le danseur Andrew Pan s’est gravement blessé, atteint au talon d’Achille. « Outwitting the Devil s’inspire de Gilgamesh qui se croyait invincible, commente tristement le chorégraphe en ce 18 juillet. Mais, dans la Cour d’honneur, les circonstances nous ont obligés à nous souvenir de notre nature humaine. » La stupeur envahit le public, l’émotion est partagée entre tristesse et frustration de ne pas voir l’intégralité de l’œuvre. Les spectateurs applaudissent les danseurs venus timidement saluer avant de disparaître dans les coulisses.

 

L'épopée d'un tyran. Pour sa première présence au Festival d’Avignon, Akram Kahn nourrit lui aussi sa création d'un texte épique très ancien, l’un des plus anciens de l’humanité, dans lequel, bien avant la Bible, est contée l’histoire du Déluge. Rédigé dans la Mésopotamie antique, il relate les aventures de Gilgamesh, une épopée très populaire au Proche-Orient. Le héros, rêvant d’immortalité, réalise son invincibilité en accomplissant plusieurs exploits avec son compère Endiku, mais demeure impuissant contre la colère des dieux qu’il a attisée. Il apprend finalement à abandonner la tyrannie, à percevoir sa fragilité et, dans son chemin vers la sagesse, à se soumettre aux limites.

Si le spectacle suscite avant tout l'admiration devant le magnifique travail des corps, il faut saluer la nouvelle approche vertueuse du chorégraphe britannique qui veut désormais que son travail conduise "à une prise de conscience du public". Lui qui abandonne sa carrière de danseur en saluant son public pour quelques temps encore avec un ultime solo, Xenos (étranger, en grec), dédié à la mémoire des soldats indiens ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale et traumatisés par les tranchées, composera ses pièces avec les danseurs qu’il aime. Outwitting the Devil initie donc une nouvelle ère, qui a fait sensation à Avignon.

 

Outwitting the Devil, 
Direction artistique et chorégraphie Akram KHAN, dramaturgie Ruth LITTLE, musique et son Vincenzo LAMAGNA, lumiere Aideen MALONE, scénographie Tom SCUTT costumes Kimie NAKANO, texte Jordan TANNAHILL, vidéo Maxime DOS, collaboration artistique Mavin KHOO. Avec Ching Ying CHIEN, Andrew PAN, Dominique PETIT, Mythili PRAKASH, Sam PRATT, James VU ANH PHAM. Création 2019 à Avignon, cour d'honneur du Palais des papes, 22h, du 17 au 21 juillet. Paris, Théâtre de la Ville, du 11 au 20 septembre.

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