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Ces gens ordinaires qui ouvrent l’histoire

par Jacques Moulins
"Ordinary People" de Jana Svobodova et Wen Hui mêle danse, texte, musique et graphie lumineuse. © Christophe Raynaud De Lage
"Ordinary People" de Jana Svobodova et Wen Hui © Christophe Raynaud De Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 17/07/2019
L’une est tchèque, l’autre chinoise. Toutes deux nées dans les années soixante où les régimes politiques de leur pays respectif ont fait dans l’horreur. Sans que cela trouble les discours politiques actuels. Mais que pensent, que disent les « gens ordinaires » ? Une esquisse de réponse multi-esthétique au festival d’Avignon avec "Ordinary People" de Jana Svobodová et Wen Hui.

Ce n’est pas la plus mauvaise des méthodes pour dire la grande histoire sur les planches. Collecter des récits de gens ordinaires, récits qui à eux seuls racontent l’histoire avec le ressentiment de ceux qui l’ont vécu. C’est ce que propose Ordinary People. La période concernée commence dans les années 60, où sont nées les deux créatrices et metteuses en scène, la tchèque Jana Svobodová et la chinoise Wen Hui. Les lieux sont ceux de leur vie dans deux régimes communistes différents, « des régimes idéologiques très durs » comme dit Wen Hui. Mais tout déborde, donnant à la pièce sa magie. Les paroles finissent par envahir notre contemporain, perdu justement par ces idéologies assassines, suggérant à leurs orphelins, mous ou durs, ces petits ronds dans l’eau que chaque vie produit et qui font, malgré les appareils et l’État, l’humanité. Les auteures le proclament, regardons d’abord les gens ordinaires que l’État, selon l’époque, peut très bien contraindre, asservir, écraser, « nous croyons toutes les deux à la liberté personnelle de tout être humain ».

Le débord est également produit par l’usage savant et émouvant des genres artistiques. La pièce commence par une chanson tchèque à la guitare acoustique, aussitôt suivie d’un concert de rock bruyant mené par un guitariste chinois. Trois danseuses chinoises, bientôt suivis par les hommes tchèques, éblouissent encore la scène, un vide animé de cartons, de consoles, de barrières métalliques, et surtout de lumières. Car les projecteurs de Pavel Kotlic et les vidéos de Jaroslav Hrdlicka construisent une graphie sur laquelle les acteurs jouent, une vomissure, une ombre, des traits de musique…

 

Deux civilisations. L’écrivain Milan Kundera, compatriote de Jana Svobodová, prédisait il y a quelques années la stérilité culturelle de l’Europe contrainte à rejouer inlassablement ses classiques réactualisées si elle n’allait chercher vers les autres civilisations de quoi se renouveler. Un pessimisme esthétique qui vaut sans doute pour toute civilisation confrontée aux bouleversements si prodigieux et si rapides que nous vivons. C’est un des grands intérêts de cette rencontre entre Jana Svobodová et Wen Hui qui, pour avoir connu la dictature, s’obsèdent de la vie des « vrais gens », de la « force du réel », des « gens ordinaires ». Si ces derniers font le titre de l’œuvre, c’est en raison d’une outrance verbale du président tchèque Milos Zeman lors d’un voyage en Chine. « Dans une interview pour la télévision chinoise, raconte Jana Svobodová, il a déclaré qu’il n’était pas venu en Chine pour prêcher sur les droits de l’homme mais pour apprendre des Chinois comment augmenter la croissance économique, stabiliser l’ordre social, créer plus de lieux de travail pour les "gens ordinaires" ». En réponse, cela valait la peine de les interroger, ces « gens ordinaires » qu’il faut gouverner, de mettre en scène, quel que soit le mode, ces expressions individuelles qui, sur les planches, croisent la grande histoire depuis que la tragédie existe, et l’ouvrent comme une boîte de conserve avariée.

 

Les « ronds dans l’eau ». Le résultat est énergisant. Par la succession rapide et l’enchevêtrement des textes, musiques, images, lumières et danses, ces vies, évoquées à grand trait ou par une anecdote, trouvent tout à coup une puissance narrative extrême, urgente, qui ne laisse en fait pas place aux souvenirs figés ou aux regrets. Tout est en mouvement, ces fragments de vies passées semblent dépasser les personnages pour s’enfuir vers un avenir qui ne veut plus de ça, les contraintes, les vexations, les privations de liberté. Le final est une fête qui libère tous les corps.

La pièce n’est pas politique au sens où elle ne propose pas de solution systémique. Mais elle l’est humainement, au sens où la liberté individuelle, le « faire » individuel, exige respect et compréhension. Lorsque les ronds dans l’eau que chacun de nous fait seront prix au sérieux, écoutés ou regardés avec attention, sans ce vide parfois abyssal entre décisions politiques et vies ordinaires, alors, qui sait, le monde sera peut-être différent.

 

Ordinary People de et mis en scène par Jana Svobodová et Wen Hui. Première en France au festival d’Avignon, Théâtre Benoît XII du 16 au 23 juillet. Avec Jan Burian, Li Yuyao, Jaroslav Hrdlicka, Wen Hui, Pavel Kotlík, Wen Luyuan, Philipp Schenker, Vladimír Tuma, Pan Xiaonan.

Reprise en novembre : du 5 au 9 à Paris, les 15 et 16 à Prague, les 20 et 21 à Cergy-Pontoise, les 26 et 27 à Villeneuve d’Ascq, le 30 à Porto.

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