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Arnaud Morvan : l’art aborigène, « Un paysage en train de se faire »

par Véronique Giraud
Arts visuels Arts plastiques Publié le 12/08/2021
L’anthropologue Arnaud Morvan a passé des années en Australie à étudier l’art aborigène, depuis les pratiques rituelles jusqu’aux expérimentations contemporaines. Nous permettant d'appréhender la plus ancienne culture connue dans le monde, dont les premiers témoignages remontent à 60 000 ans, et les premières traces iconographiques à 30 000 ans.

Sur quoi ont porté vos travaux ?

Quand je suis arrivé en Australie dans les années 2000, j’ai commencé à documenter le travail des huit peintres aborigènes sélectionnés pour le musée du Quai Branly. Petit à petit, ils m’ont confié des histoires liées à l’histoire coloniale du XVIIIe siècle dans la région du Kimberley et à la façon dont cette histoire a été transposée dans des rituels, des cérémonies, des danses, des chants et des peintures. Liés à des événements mythiques, les rituels et œuvres d’art peuvent aussi l’être à des événements historiques. J’ai travaillé sur des cartographies qui ne sont pas des lieux mythiques, mais des lieux de massacre.

 

Que dire des signes utilisés par ces artistes ?

Le système graphique utilisé, en particulier dans le désert, est basé sur le principe des empreintes laissées au sol par des créatures. Les aborigènes considèrent que les paysages australiens sont issus de principes anciens personnalisés par des ancêtres hybrides, à la fois humains, animaux, plantes, minéraux, qui les ont sculptés. On peut rapprocher cela de forces tectoniques venant travailler un paysage. Ces signes donnent une lecture d’un paysage en train de se faire, en mouvement, dont les traces ont été transposées sous la forme d’un répertoire assez simple, géométrique. Combinés entre eux, les signes forment un langage écrit dont le sens ne peut être compris entièrement que si on y ajoute la parole, les chants, les gestes, les danses. Par exemple, les cercles concentriques sont des lieux dans lesquels les ancêtres sont sortis de terre pour former certains lieux particuliers, parcourant un itinéraire puis revenant à leur point de départ. L’énergie laissée dans ces endroits s’exprime en cercles concentriques, telle une radiation. Souvent ces ancêtres sont associés à des espèces animales, l’énergie est alors censée nourrir la reproduction, assurer la croissance des espèces. Un autre signe, l’arc de cercle, est la forme laissée dans le sable par des personnes assises en tailleur.

 

La plupart de ces récits sont dessinés sur le sable…

Dans le désert, la façon traditionnelle de raconter est de tracer les événements avec un bâton ou un doigt. À la fin de chaque séquence on efface, et on recommence. La parole est toujours liée au geste. Les aborigènes se sont saisis de cette tradition pour en faire un mouvement artistique, donner leur propre vision du paysage, leur propre politique de l’espace, et exprimer leur propriété sur des lieux particuliers vers lesquels ils ont des responsabilités. Certaines peintures ont d’ailleurs été utilisées dans des procès liés à des revendications territoriales. Les aborigènes se considèrent comme appartenant à la terre mais aussi comme propriétaires de cette terre.

 

Les peintures de paysages procèdent par aplats, vous parlez pourtant de profondeur…

Ces paysages expriment des parcours d’ancêtres à la fois sur la terre et à travers elle. Une peinture peut exprimer que tel ancêtre s’est trouvé à côté d’une rivière et a continué son chemin et que dans la réalité cette rivière est souterraine. C’est une façon de se souvenir de cette rivière souterraine, de marquer qu’à tel endroit on peut creuser et trouver une rivière. Donc, dans certaines peintures, c’est à la fois une lecture du paysage en surface mais également souterrain. Une sorte de superposition de haut en bas et de bas en haut. Les points et les motifs très rassemblés montrent la mémoire du sol et du sous-sol. La lecture est alors verticale, comme une coupe transversale.

 

Points et signes n’expriment pas toujours une mémoire des lieux…

Certaines peintures sont liées à l’impression vécue lors d’une cérémonie rituelle. La consommation de substances hallucinogènes provoque un état de conscience qui provoque des visions. Ce ne sera pas alors le rendu géographique de l’endroit mais les impressions ressenties lors des cérémonies, ce que les femmes aborigènes appellent « rêves ». C’est une évocation des ancêtres issue du temps du rêve, une dimension mythologique parallèle à laquelle on ne peut accéder que par l’ingestion de substances hallucinogènes ou par des rêves individuels avec la vision de tel ancêtre qui les contacte, et leur inspire des rites, des chants, des danses. Le mot rêve désigne les ancêtres, les lieux où les ancêtres sont passés, il peut aussi désigner les rêves particuliers, les rêves magiques où l’on est contacté par l’esprit d’un ancêtre. Leur interprétation va faire naître de nouveaux épisodes dans les trajets mythiques qui traversent l’Australie.

 

Ce sont des récits très personnels dans ce cas ?

Oui, chaque personne peut faire évoluer le récit en fonction de son interprétation du rêve. Il faut par contre que ce soit validé socialement par la communauté. On peut avoir une révélation, mais il doit y avoir consensus du groupe après délibération sur la véracité de l’événement, qui s’est passé il y a très longtemps et qu’on avait oublié, pour l’intégrer au corpus.

 

Eux-mêmes se considèrent comme des artistes ?

Dans les années 50, les signes inscrits sur le sable, sur le corps, sur la pierre des grottes, sur les arbres, ont été transféré sur des supports modernes et montré à l’Occident pour la première fois. Dans les années 70, ce fut l’explosion de cette traduction de leurs motifs traditionnels. Certains artistes sont restés fidèles à la tradition, d’autres ont réinterprété de manière très personnelle certains motifs, poussés par l’émotion éprouvée devant un paysage, ou par le jeu de la lumière. Ils se sont rapprochés d’une démarche esthétique, celle des peintres pointillistes ou d’artistes comme Rothko ou Pollock, lui-même inspiré par les impressionnistes.

 

 

Chercheur en anthropologie sociale à l’EHESS, Arnaud Morvan (1979-) a travaillé en Australie dans les années 2000, en particulier dans la région de Kimberley, au nord-ouest du continent. Il a mené des recherches dans le domaine de l’anthropologie de l’art et des pratiques rituelles, en anthropologie du vivant et des relations hommes-animales à partir de plusieurs terrains ethnographiques en Australie et en France. Sous la direction de Philippe Keck et Philippe Descola, il mène une recherche sur le totémisme australien et les représentations des maladies animales transmissibles à l’homme. Ses travaux portent sur les relations hommes / chauve-souris dans la région du Cape York et la diffusion du virus Hendra. Il étudie les notions de barrière entre espèces dans une relation de type totémique et ses conséquences sur la circulation des pathogènes.

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