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Avec « J’accuse », Roman Polanski rend l’injustice

par Stoyana Gougovska
Le film J'accuse est fidèle à l'époque de l'affaire Dreyfus dans les moindres détails
Le film J'accuse est fidèle à l'époque de l'affaire Dreyfus dans les moindres détails
Jean Dujardin dans le rôle du colonel Picquart
Jean Dujardin dans le rôle du colonel Picquart
Le trio d'acteurs Jean Dujardin, Emmanuelle Seigner et Louis Garrel à la Mostra di CInema de Venise
Le trio d'acteurs Jean Dujardin, Emmanuelle Seigner et Louis Garrel à la Mostra di CInema de Venise
Cinéma Publié le 28/09/2019
Sous la forme d'un thriller historique, "J’accuse" de Roman Polanski traite subtilement d'un système judiciaire expéditif, de chasse aux sorcières, d’antisémitisme… Montré en première mondiale à la 76e Mostra de Venise, le film est distingué par le Grand Prix du Jury, et par le prix Fipresci de la critique internationale.

J’accuse, le dernier film de Roman Polanski, adapte le roman D. (An Officer and a Spy) dans lequel Robert Harris retrace la tristement célèbre affaire Dreyfus, qui divisa profondément la société française à la fin du 19e siècle. Le 5 janvier 1895, le capitaine Alfred Dreyfus (Louis Garrel), jeune officier prometteur de l’armée française, est dégradé pour avoir espionné pour l’Allemagne. Il est condamné à la réclusion à perpétuité sur l’île du Diable, au large de la Guyane française. Le colonel Georges Picquart (Jean Dujardin), témoin de son humiliation et amant de l'épouse d'un fonctionnaire de l'État hautement placé (Emmanuelle Seigner), est promu à la tête de l'unité de contre-espionnage militaire qui a confondu Dreyfus. Mais lorsque Picquart constate que des secrets sont encore transmis aux Allemands, il est entraîné dans un dangereux labyrinthe où tromperies et corruption menacent non seulement sa carrière, mais aussi sa vie. Sommé d'arrêter son enquête, Picquart ne veut pourtant pas enterrer l'affaire. Rendue publique par les défenseurs de Dreyfus, dont Émile Zola et Georges Clémenceau, l'armée tente de cacher par tous les moyens son erreur d'avoir envoyé un innocent en prison pendant plus d'une décennie.

 

Du roman au film. Cette affaire intéresse Roman Polanski depuis plusieurs années. « Les grandes histoires font de grands films, explique le réalisateur. Et l’affaire Dreyfus est une histoire fascinante sur un homme injustement accusé, qui touche aussi l’actualité, vu la recrudescence de l’antisémitisme ». L’enjeu de l'adaptation est grand, car le temps a effacé certains aspects de l’histoire. En France et ailleurs, peu de personnes en connaissent la véritable genèse, ni les conséquences de la lettre ouverte J’accuse, publiée par Émile Zola dans le journal l’Aurore le 13 janvier 1898.

Il y a sept ans, Polanski expose son idée de film à l'auteur britannique, célèbre pour ses romans historiques. Les deux hommes ont déjà collaboré sur plusieurs projets, dont The Ghost Writer (2010), récompensé par de nombreux prix et nominations. Robert Harris accepte avec enthousiasme, lui aussi a toujours voulu raconter l’histoire du capitaine Dreyfus, condamné à tort en grande partie à cause de ses origines juives. Pendant un an, il se lance dans l'écriture et les recherches historiques et son roman devient vite un best-seller. Ce travail méticuleux permet à Polanski et Harris d’écrire le scénario de J’accuse avec une grande fidélité aux faits, au rythme d'un suspense saisissant pour composer un thriller de son temps. « Aucun des personnages de ce roman, même les plus insignifiants, n’est inventé. C’est pareil pour les événements qui ont tous eu plus ou moins leur place dans la réalité » affirme Robert Harris. « Pour transformer l’histoire en roman, j’ai dû tout de même synthétiser, supprimer quelques figures historiques, rendre l’histoire plus dramatique et inventer de multiples détails inconnus. Mais un écrivain a droit à la fantaisie. »

 

Donner vie à l'histoire. Dans un souci de perfection, les auteurs ont reporté le tournage du film à plusieurs reprises, le temps de mettre au point des détails cruciaux capables de donner vie à ce fait historique. L’un d’eux était la langue. En soumettant le projet à ses associés, Polanski obtient leur soutien, à condition que le film soit en anglais afin d’assurer son financement à l’international, notamment aux États-Unis. Pour le réalisateur, il était inconcevable que ces généraux français parlent en anglais. C’est le producteur français Alain Goldman qui débloque la situation et, en novembre 2018, le tournage commence. Côté italien, les producteurs Luca Barbareschi et Paolo Del Brocco de Ray Cinema se joignent à l'aventure.

Un autre casse-tête était le choix du protagoniste. « Au début, ça paraissait évident de raconter l’histoire du point de vue de Dreyfus, raconte Polanski, mais nous avons vite réalisé que cela ne marcherait pas : toute l’action, avec ses nombreux personnages, ses rebondissements, avait eu lieu à Paris, alors que notre personnage central était isolé sur l’Île du Diable. La seule histoire que nous aurions pu raconter de cette façon était sa souffrance. » Harris résout le dilemme : laisser Dreyfus sur son île et raconter l’histoire du point de vue du colonel Picquart, autre acteur principal de l’affaire.

 

Le colonel Picquart, un héros. Le personnage de Picquart donne sa dimension capitale au film : confronté entre l’obéissance du militaire, la loyauté envers une institution qui tente désespérément de cacher son crime, le devoir de défendre la vérité. Georges Picquart était le plus jeune colonel dans une France où l’armée occupait une position centrale et où l’église catholique imposait l’antisémitisme. Il était originaire d'Alsace, comme Dreyfus. Présenté comme antisémite, davantage par tradition que par conviction, c'est pourtant lui qui est à l'origine de la libération du jeune militaire juif. Incarnant l'homme juste, Picquart est le véritable héros de l’affaire Dreyfus, ce dernier étant la victime. Voulant défendre la vérité, Picquart eut assez de courage pour se mettre en péril au nom de la justice.

Le personnage est interprété avec  prestance et une précision remarquables par Jean Dujardin. « J’ai abordé l’histoire avec du recul, de la pudeur, et avec la conscience que la star du film c’est l’histoire elle-même. Je n’ai fait que servir l’histoire. » raconte l’acteur à Venise. « Mon souvenir le plus marquant a été la scène au palais de justice à Paris, le lieu même où s’est tenu le procès du maréchal Pétain en 1945. Au cours de la scène, alors que j'étais sur la tribune face à 400 figurants, j'ai ressenti une émotion unique. » Décrivant son travail avec Polanski pendant un long tournage de plus de 75 jours : « Roman m'a beaucoup demandé, une sorte d'introspection dans mon jeu, moi-même et qui je suis. Il casse les codes et les conventions, il faut s'adapter à lui. C’est le premier maître que je rencontre. J’étais très concentré pendant le tournage, Roman Polanski exige cette concentration. Il a étudié les Beaux-arts et chaque scène est installée comme un tableau, avec une attention pour chaque détail, jusqu’aux rideaux des chambres ou les branches des arbres. Il n'est pourtant pas obsédé par les reconstitutions historiques ennuyeuses. » Pour Dujardin, le réalisateur est habité par une interrogation : comment resserrer l'intrigue, la raffermir et la filmer jusqu'à ce qu'il ne reste que la substance pure, c’est ce qui donne leur modernité à ses films.

 

Des sujets toujours actuels. Un des moments fort est la scène où les anti-dreyfusiens brûlent les livres d’Émile Zola dans la rue, sous les cris « Mort aux juifs ». Le tournage de cette scène a eu lieu deux jours après que des graffitis antisémites « Juden » (Juifs) ont apparu sur la devanture d'une boulangerie parisienne tenue par des juifs. Durant toute la production de J’accuse, des échos d’actes antisémites ne cessaient d’atteindre l’équipe du film, lui rappelant que la haine persiste en prenant des formes nouvelles. Quand on lui demande s’il pense qu’une nouvelle affaire Dreyfus est possible aujourd’hui, Roman Polanski répond : « Avec les nouvelles technologies, il serait impossible qu'une personne soit inculpée pour une ressemblance d’écriture. Et c'est peu probable que cela arrive au sein de l’armée, elle a changé de mentalité et n’est plus « sacralisée ». Aujourd’hui, tout le monde est libre de critiquer tout, y compris l’armée. Mais d'autres affaires sont absolument possibles. Tous les ingrédients sont là pour que cela arrive : fausses accusations, procès judiciaires bouclés, juges corrompus et, par-dessus tout, les médias sociaux qui accusent et condamnent sans procès honnête ou droit d’appel. »

En tant que juif, persécuté par les stalinistes en Pologne et aujourd’hui pourchassé partout dans le monde par un mouvement féministe qui tente d’empêcher ses projections et a réussi à l’exclure de l’académie des Oscars, le réalisateur de 86 ans confesse avoir le sentiment d’être victime d’injustices : « Travailler, faire un film comme celui-ci m’aide beaucoup. Dans ma vie, j’ai connu cette détermination de la part de certains de renier à tout prix les faits et me condamner pour des choses que je n’ai pas faites. La plupart des gens qui me harcèlent ne me connaissent pas et ne savent rien sur les affaires. » Polanski a été effectivement accusé du meurtre de sa compagne Sharon Tate en 1969, avec des allusions sur sa personne allant jusqu’au satanisme perçu déjà dans son film Rosemary’s Baby, avant que les coupables, Charles Manson et sa « famille » soient démasqués. Il est toujours recherché par la justice américaine, qui l’a condamné pour un viol sur mineure en 1977, et qui rend plusieurs pays hostiles et dangereux pour lui. Toutefois, le réalisateur nie catégoriquement les insinuations selon lesquelles J’accuse est une allégorie de son destin personnel : « Non, je ne travaille pas comme ça. Mon travail n’est pas une thérapie. Pourtant je dois admettre que je suis familier de beaucoup des outils de persécution montrés dans le film. Cela m’a clairement inspiré. » 

La conférence de presse de J’accuse à Venise s’est déroulée en l’absence de Roman Polanski. C’est Alain Goldman qui a commenté avec une émotion palpable l’importance de ce projet : « Le cinéma comme moyen d’apprendre les évènements aux nouvelles générations est une réponse forte pour régler le problème de l’ignorance. L’affaire Dreyfus est probablement annonciatrice de ce qui s’est passé par la suite au 20ème siècle, notamment l’Holocauste. La meilleure manière de l’apprendre aux générations futures est de laisser voir des films de cette importance, qui peuvent donner à penser à nos enfants et surtout leur faire voir que dans un pays tout n’est jamais perdu. Un homme comme le colonel Picquart donne beaucoup d’espoir aux générations à venir. »

 

J'accuse (Roman Polanski) présenté par la Sélection Officielle du 76e Festival International du Film à Venise. Grand Prix du Jury et prix Fipresci de la critique internationale. Prochainement en salle.

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