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Avignon : Castorf exhibe le théâtre

par Jacques Moulins
L'immense dispositif scénique de Frank Castorf pour
L'immense dispositif scénique de Frank Castorf pour "La cabale des dévots". © Raynaud De Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 09/07/2017
Sur l’immense scène du palais des expositions d’Avignon, Frank Castorf, met en scène le théâtre à travers Molière, Boulgakov et Fassbinder, dans une explosion de jeux d’acteurs, de textes mêlés et de scènes bousculées. Une démonstration époustouflante.

Un coup de fil de Staline. Tout part de là. Boulgakov, en cette année 1930, est au comble du désespoir. Sa pièce La Cabale des dévots, qui sert de trame avec Le Roman de Monsieur de Molière à la création que Frank Castorf donne au festival d’Avignon, est interdite deux mois après la première lecture. Sans argent, sans avenir, l’écrivain prend la décision d’écrire au gouvernement de l’URSS pour demander soit du travail, soit l’autorisation d’émigrer. Trois semaines après, le 18 avril, quatre jours après le suicide de Maïakovski, il reçoit une réponse inattendue. Le camarade Staline l’appelle en personne pour lui dire que sa demande a été acceptée et qu’il a le choix : émigrer ou travailler comme assistant metteur en scène au Théâtre d’art de Moscou. Il choisit le théâtre.

Cette scène est représentée dans la pièce créée dans l’immense arène circassienne du Palais des exposition d’Avignon. C’est là que Frank Castorf a installé sa troupe, et son incroyable dispositif scénique : une immense roulotte de deux étages avec scène incorporée, balcon et roulotte plus petite suspendue comme un canot de sauvetage au navire amiral. Plus loin deux autres installations mobiles : une tente princière utilisée sur les champs de bataille et la reproduction de la chambre royale à Versailles dont l’étendard Versace et les tissus estampillés LVMH disent assez la puissance du propriétaire.

 

Multiplicité des sources. La scène raconte donc un moment de la vie de Mikhaïl Boulgakov, immense écrivain russe broyé par le stalinisme. Elle fait partie de ces récits dramatisés qui servent de fil conducteur à cette création fleuve qui dure six heures, entracte compris. Comme le scénario d’un film de Fassbinder, Prenez garde à la sainte putain où joue Eddie Constantine, et plusieurs pièces de Molière, de Racine, de Corneille. Cela fait beaucoup de textes et de références ? Mais Castorf se délecte toujours de ces mises en relation qu’il fait toutes concourir vers son thème central : le théâtre lui-même, la place de l’auteur face au pouvoir politique. Et l’on ne parle pas ici que des dictatures. Frank Castorf était l’Intendant de la Volksbühne-am-Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin. Pendant vingt-cinq ans, avec d’autres metteurs en scène complices comme Christoph Marthaler (qui présentait au Printemps des Comédiens de Montpellier une pièce sur un thème voisin), il a fait de ce théâtre une référence européenne. Le Sénat de la ville l’a remercié, Castorf a laissé les clefs en juin. Le metteur en scène, qui a grandi, travaillé, été censuré et écarté en RDA, n’entend pas passer la chose en pertes et profits. Mais il préfère réagir au théâtre, face au spectateur, que dans des tribunes de presse ou politiques.

 

D'un genre à l'autre. Les textes de référence de cette création donnée à la Volskbüne en 2016 ne sont pas les seuls à être multiples. Comme à son habitude, Castorf passe d’un genre à l’autre, de la Comedia dell Arte au classicisme racinien de Phèdre, d’abord en français puis en allemand dans la traduction de Schiller. Du jeu d’acteur le plus déclamatoire aux improvisations, Alexander Scheer, en Molière, imite ici le jeu de De Niro dans Le Parrain, là Castorf lui-même dirigeant la mise en scène. Les époques s’enchevêtrent aussi, des beaux habits grand siècle de Louis XIV aux costumes modernes de Fassbinder en passant par l’époque Boulgakov. Les possibilités semblent sans limite et les acteurs les exploitent au long de leur incessante course sur l’immense arène. Un dispositif vidéo, avec cameraman et preneur de son, vient encore apporter, sur écran géant, une autre dimension. Tout est dans la surenchère, le rajout si possible insolent, quitte à forcer sur l’hémoglobine, le texte crié, la course effrénée. Un joyeux bordel, savamment maîtrisé, qui déborde de vie, d’humeurs, d’humour et d’impudences gargantuesques.

 

Théâtre et pouvoirs politiques. Reste que l’on parle là du théâtre, et c’est chose sérieuse malgré l’irrévérence nécessaire. De l’incapacité congénitale de ce milieu à s’inscrire dans les « bonnes mœurs », Molière épousant la fille de Madeleine, Fassbinder criant son homosexualité. De la vantardise et de la susceptibilité d’acteurs qui ne veulent quitter la scène ou se sentent sublimes, comme Jean-Damien Barbin incarnant son propre personnage. De la concurrence féroce entre auteurs, Corneille prenant le pas sur Molière dont la pièce ne fait pas recette. Et surtout du rapport complexe de cet art antique au pouvoir. Cela va de la docilité raillée des acteurs (jusqu’à la prostitution de Madeleine Béjart), à l’orgueil de Molière n’imaginant pas abandonner la partie quand le roi lui commande sous dix jours une pièce nouvelle qui sera L’Impromptu de Versailles. Ou encore à ce choix fatal de Boulgakov préférant le théâtre à l’exil. Le pouvoir n’est pas épargné, on s’en doute. Louis XIV se joue, jusque dans les boucles de sa perruque, de l’archevêque de Paris (Lars Rudolf) qui veut faire interdite Tartuffe, et des courtisans qui ne savent s’ils doivent applaudir ou s’insurger. Staline grille Boulgakov comme un papillon à sa chandelle. Les questions de production et de censure tenaillent Fassbinder.

Six heures de jeu, c’est une performance fabuleuse pour les acteurs. On l’a dit Alexander Scheer est grandiose et tonitruant en Molière. De même que Georg Friedrich en Louis XIV. Jeanne Balibar, qui a rejoint depuis cinq ans le travail de Castorf et maîtrise la langue allemande, est une Madeleine Béjart toute de fureur, d’admiration et de séduction. Hanna Hilsdorf incarne dans la même veine sa fille Armande et Jean-Damien Barbin voltige d’un rôle à l’autre comme il change de diction. La Volksbühne, c’était aussi toute une équipe où les saltimbanques travaillent avec les éclairagistes, les scénographes, les techniciens… Cela donne cette présence inouïe de la magie théâtrale, six heures durant. On en sort euphorique, comme les comédiens qui, à la première, n’ont pas boudé leur plaisir d’être acclamés.

 

 

 

La Cabale des dévôts, le Roman de Monsieur de Molière, mise en scène de Frank Castorf d’après les œuvres de Boulgakov pour le festival d’Avignon. Créée le 28 mai 2016 à la Volksbühne-am-Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin Au palais des expositions du 8 au 13 juillet. Avec Alexander Scheer, Georg Friedrich, Jeanne Balibar, Hanna Hilsdorf, Jean-Damien Barbin, Lars Rudolf, Patrick Güldenberg, Rocco Mylord, Daniel Zillmann, Frank Büttner, Brigitte Cuvelier, Jean Chaize et Sir Henry.

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