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Avignon : Tiago Rodrigues sublime Antonio i Cleopatra

par Jacques Moulins
Antoine (Vitor Roriz) dit Cléopâtre (Sofia Dias) qui dit Antoine dans la mise en scène de Tiago Rodrigues © Deboom/Naja
Antoine (Vitor Roriz) dit Cléopâtre (Sofia Dias) qui dit Antoine dans la mise en scène de Tiago Rodrigues © Deboom/Naja
Arts vivants Théâtre Publié le 20/07/2015
Le directeur du théâtre national de Lisbonne, déjà remarqué cette année en France avec By Heart montre au festival d’Avignon ses talents d’auteur et de metteur en scène avec Antonio i Cleopatra.

Le festival d’Avignon a ses hauts, ses bas, ses talents confirmés. Et parfois un moment magique. Puisque c’est de Shakespeare qu’il est question, Ostermeier et Py ont confirmé leur capacité à renouveler des textes difficiles sur de grandes scènes. C’est avec un autre Shakespeare que Tiago Rodrigues a créé la surprise. L’heureuse surprise. Nouveau venu dans le gotha du théâtre européen, le directeur du théâtre national de Lisbonne reconnaît la difficulté de monter une œuvre majeure du dramaturge anglais en innovant : « je n’ai pas les outils comme metteur en scène pour travailler sur Shakespeare, cet architecture incroyable de « lyricisme » que j’adore ». S’il s’est attaqué à une des pièces les plus ardues, ne serait-ce que par sa quarantaine de rôles, c’est en l’adaptant, en la transformant, en la récrivant pour deux acteurs.

A l’origine de ce projet, deux désirs. Celui de mettre en scène Antoine et Cléopâtre sa « tragédie préférée de Shakespeare ». Et celui de travailler avec un couple de chorégraphes et danseurs de la scène portugaise que Tiago Rodrigues trouve « incroyable » Sofia Dias et Vitor Roriz. Deux désirs qui restent longtemps latents, « et un jour je me suis dit, c’est Antoine et Cléopâtre » explique le metteur en scène. L’idée est bonne, le résultat est une totale création. Réussie.

 

De l’amour. Le sujet premier d’une telle rencontre, c’est l’amour. Respectueux de Shakespeare, Tiago Rodrigues a pour projet de centrer la pièce sur cet amour si puissant qu’il écrase les considérations sociales et politiques. Pas comme le font ces deux adolescents innocents que sont Roméo et Juliette. Nous sommes cette fois en présence « des amants murs, des amants cyniques, des amants qui ont trop vécu et encore arrivent à aimer dans toute la politique et la saleté du monde et d’eux-mêmes » dit le metteur en scène. L’auteur portugais a en tête cette phrase citée de Plutarque pour qui Antoine ne raisonne plus comme un chef, pas même comme un homme, chez lui « l’âme d’un amant vit dans un corps étranger ». Dès lors Antoine « fut entrainé par cette femme, comme s’il ne faisait qu’un avec elle et était obligé de suivre tous ses mouvements » précise-t-il dans ses Vies parallèles. Description que Tiago Rodrigues suit au pied de la lettre en mettant les actions de Cleopatra dans la bouche d’Antonio et vice-versa. L’amour, c’est comprendre le monde à travers l’autre « Antoine dit J’existe, mais totalement en toi » raconte Cleopatra. Chaque phrase, ou presque, commence par Antonio ou Cleopatra, puis dit, avec verbe et complément ce que chacun d’eux fait. Sauf que l’un ne parle pas de lui-même, mais raconte l’autre à la troisième personne. Antonio dit que Cleopatra marche et Cleopatra qu’Antonio boit. C’est lorsque cette fusion, qui va jusqu’à nommer le souffle de l’un et de l’autre, sera rompue que s’affirmera la tragédie, Cleopatra tutoyant alors Antonio et vice-versa.

 

Écriture d’abord. Les spectateurs qui viendraient voir comment le metteur en scène portugais fait fidèle dévotion au texte du maître en seront pour leur frais. Si dévotion il y a, elle est dans l’esprit du texte, dans la jeunesse et l’actualité de sa récriture. Rappelant que Shakespeare a pillé sans vergogne Plutarque, Tiago Rodrigues écrit à partir des textes des deux auteurs. Il respecte l’intrigue, l’amour impossible de deux bêtes politiques, l’attachement réciproque de deux chefs de guerre, l’intervention de Rome. Car entre Antoine et Cléopâtre, il y a Rome. Et à Rome le jeune Octave, qui n’est pas encore Auguste. La seule évocation de ce nom, l’arrivée d’un messager de la ville éternelle, va faire basculer la pièce.

Cette façon de dire ce que fait l’autre, sans joindre le geste à la parole, mais en adoptant une chorégraphie complémentaire où les deux danseurs excellent, restitue en fait tout l’art shakespearien. Elle introduit cette distance, cette méfiance, à certains moments cette défiance politique, que le cœur amoureux redoute, mais que l’histoire retient. Distanciation qui se retrouve bien sûr dans le jeu des deux acteurs, trahis cependant par ce quelque chose dans la voix que l’histoire ne parvient pas à vaincre. Le « chant » où les deux acteurs répètent inlassablement le même mot qui se transforme par allitération (de la langue portugaise heureusement latine comme la nôtre) et, de mots en mots, presque palpables entre les deux mains tendus des deux amoureux, raconte l’ambiguïté de la situation d’Antoine et Cléopâtre. Car la pièce est aussi un jeu d’oppositions qui s’affrontent et se phagocytent. L’autre est dit par l’un jusqu’à nous faire oublier qu’il n’est pas l’autre. De même l’antagonisme politique des deux protagonistes se confronte à leur différence sexuelle. Ou encore la fusion amoureuse bute sur la dissension des deux puissants empires.

 

Contemporain. Une unique feuille aux reflets d’aluminium occupant le mur du fond et le sol, un mobile renvoyant parfois par ses quatre larges cercles le reflet des acteurs sont le seul décor. Avec la platine où Antonio et Cleopatra lancent la musique composée pour le film de Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton. Echo à cette simplicité, le texte de Tiago Rodrigues crée ce théâtre inventif que l’on attend. Prises isolément, ses phrases n’ont rien de la richesse des vers shakespeariens. Elles sont souvent informatives (« Antoine décide de partir, de rentrer à Rome, de quitter l’Egypte, de retourner au travail. »). Mais accumulées, répétées, modifiées, dualisées, mises en scène, elles font un théâtre immédiat, un théâtre de l’urgence d’une force inouïe. Il faut faire vite et avec peu. Peu de mots pour dire la situation, peu de mots pour dire le sentiment, peu de mots pour faire le drame. Et cependant, nous sommes plus proches des longs plans d’un metteur en scène comme Angelopoulos que des quarts de secondes des séries hollywoodiennes. Cela tient justement à la répétition des phrases qui multiplie le réel, quitte à ce qu’une autre phrase introduise le doute et la complexité.

L’écriture est aussi simple que politique. Elle accentue l’art de la synthèse shakespearienne pour un public déjà averti. Par exemple, d’une simple phrase, Cleopatra nous dit que les champs d’Egypte nourrissent Rome, et cela suffit au spectateur d’aujourd’hui pour voir la dimension économique des enjeux guerriers. Ou encore qu’Antoine a dû voir ses clients, et l’on saisit tout de suite le clientélisme atavique des politiciens et de leurs affidés. L’écriture enfin est poétique. L’amour l’exige, le jeu de Sofia Dias et Vitor Roriz l’amplifie.

 

Antonio i Cleopotra a été créée en décembre 2014 au Centre culturel de Belem. La scénographie est d’Angela Rocha, Magda Bizarro et Tiago Rodrigues. La traduction française est de Thomas Resendes. La création lumière de Thomas Walgrave. A 38 ans, Tiago Rodrigues dirige le théâtre national Dona Maria II à Lisbonne.  Il a présenté en 2015 d'abord au Théâtre de la Bastille puis au Printemps des comédiens de Montpellier By Heart.

 

Antonio i Cleopotra sera à nouveau jouée en 2016 : du 22 au 25 mars, au CDN de Montpellier, le 23 avril à Vernon et, en septembre, au Théâtre de la Bastille de Paris. Tiago Rodrigues présentera également Entre les lignes à Dieppe du 29 au 31 mars et deux nouvelles créations au Théâtre de la Bastille : Bovary (du 11 au 17 avril et du 3 au 26 mai, relâche le 22) et Je t’ai vu pour la première fois (du 6 au 12 juin).

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