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Berlin : une Biennale d’art très politique

par Jacques Moulins
Arts visuels Arts plastiques Publié le 19/06/2018
La dixième Biennale d’art contemporain de Berlin pose, du 9 juin au 9 septembre, les questions qui chavirent notre monde et notre conscience. Sur le thème emprunté à Tina Turner "We don't need another hero", et autour d’un dialogue direct entre artistes européens et artistes africains, la Biennale pose la question de l'art et de la politique.

La Stromstrasse mène à Westhafen (le port de l’Ouest) en passant par le Putlitzbrücke, long pont qui domine un centre de recyclage, les voies ferrées, et porte en son centre un monument simple rappelant que d’ici partirent les convois de juifs pour les camps. Mais il ne faut pas traverser le pont. Mieux vaut suivre la voie ferrée sur sa partie sud, dans le quartier de Moabit, quartier ouvrier qui accueille aujourd’hui nombre d’immigrés et de population jeune poussée vers l’Ouest de la ville par l’augmentation considérable du prix de l’immobilier. Là, sur la Siemenstrasse, un espace désert comme on peut encore en voir à Berlin malgré les grues et les chantiers qui dévorent les alentours de la ville, ouvre sur une gare de marchandises désaffectée. Au prime abord, rien n’a changé.

Nous sommes au ZK/U (Zentrum für Kunt und Urnanistik). Les quais à 1,20 mètres de hauteur où les charrettes puis les camions venaient charger ou décharger leurs produits, les murs de briques brunes donnant sur de vastes hangars. Les aménagements sont succincts mais suffisants, des escaliers pour aborder les quais, quelques cloisons blanches pour accueillir les œuvres, une rampe électrique pour handicapés. Au sous-sol, une cave badigeonnée de chaux qu’on imagine hébergeant un club forcément underground clignote de ses lumières éclectiques. Ce sont en fait des écrans installés par l’artiste Tony Cokes.

 

L’art est politique. Une bonne partie du projet de cette dixième biennale de Berlin apparaît là. L’art est politique. L’installation ne recèle pas un travail esthétique sur les formats numériques, ou une création plastique sur la lumière et les écrans. Elle consiste en une succession d’appareils de télévision affichant le texte de discours que l’on peut également suivre en fixant un casque sur ses oreilles. Ces discours parlent de génocide au Rwanda, d’excuses, d’échappatoires, d’on-ne-savait pas des responsables politiques internationaux. Le « plus jamais ça » proclamé par l’ONU à sa création après la seconde guerre mondiale et les génocides juifs et tziganes tombe en lambeaux. Again and again. La communauté internationale regarde, déplore, négocie, parfois juge ensuite, mais n’intervient pas. Ni pour empêcher les bourreaux, ni pour contrer les jeux supposés subtils des grandes diplomaties soucieuses avant tout de leur pré-carré. On s’assoit autour des écrans comme des consommateurs d'une boîte de nuit, peu de lumière hormis celle des écrans et des signalisations de sécurité indiquant la sortie. Pas de quoi en effet s’exploser sous les sun-lights. L’impression est lourde de cette rage qui nait de l’impuissance.

 

La femme noire. Dans l’immense hangar au-dessus, la grande salle est plongée dans l'obscurité. Les pas sont guidés vers un grand écran, quelques quarts de cercles en bois invitent à s'assoir. Sur la toile blanche apparaissent deux personnages que le travail numérique va parfois transformer, parfois abandonner à la stricte prise de vue. Un quinquagénaire, blanc, vêtu puis dévêtu de son costume noir. Une jeune femme, noire dans une robe colorée. L’homme devient harceleur « je suis un homme, c’est ce que je suis censé faire, non ? ». La femme refuse, non, non, ça ne l’intéresse pas. L’image se découpe, les corps s’enfuient en lignes fluides et colorées, le corps à corps reprend avec toujours la même insistance du mâle.

Nous sommes au cœur du thème de la Xe Biennale de Berlin dont le parcours artistique a été confié à Gabi Ngocobo. Femme, noire, la sud-africaine a mis en exergue Nina Simone et Tina Turner, empruntant à cette dernière le titre d'une de ses chansons : We don't need another hero. Le ton est donné, la figure de la femme noire, combattante, revendicatrice, guide cette Biennale et tisse le fil des expositions. À travers divers points de vue bien sûr, c'est la richesse d'une biennale d'art, à travers aussi, et c'est plus étonnant, une profonde réflexion politique.

 

La déficience des politiques. On ressort quelque peu déboussolé de la projection, on descend du quai et on remonte un peu plus loin dans une salle blanche où neuf écrans de télé projettent des discours d’hommes politiques que tout le monde reconnaît, Eisenhower, Nasser, Mussolini, Kroutchev, Erdogan, Chamberlain, Xi Ping et Khadafi. Au centre, l’artiste Heba Y. Amin qui, derrière une tribune de micros et de fleurs, prononce au nom d’une entité inconnue mais identifiable aux deux drapeaux qui l’entourent un discours pour un nouveau monde, dans lequel transparaissent des morceaux empruntés aux huit hommes qui l’entourent. Le résultat est détonnant.

L'artiste égyptienne nous propose rien de moins que de créer un supercontinent dénommé Atlantropa, qui « faciliterait pour l’Afrique l’exploitation des ressources venant d’Europe. Un canal de Berlin au Cap (Afrique du Sud) pourrait aider à la distribution des marchandises. Le barrage pourrait améliorer l’approvisionnement en électricité pour tout le supercontinent ». On voit les effets d'un tel projet, pharaonique et créateur de millions d'emplois, « l’argent des pays de ce nouveau continent pourrait être investi dans le projet, et par conséquent aucun fonds ne resterait pour financer la guerre et le terrorisme ». Et enfin, aspect non négligeable, l'apostrophe directe de l'artiste aux angoisses des riches : « Européens, vos peurs irrationnelles d’être envahis par les migrants d’Afrique et du Moyen-Orient s’apaiseraient ».

 

Utopie et humanité. La dixième Biennale de Berlin concentre, autour de ce dialogue direct entre artistes européens et artistes africains, les questions qui chavirent notre monde ou plutôt notre conscience. Le citoyen, du monde forcément, n’en déplaise à ceux qui pensent que la culture nationale prime sur l’humanisme, exprime sans cesse, d’événements en élections, de migrations en guerres régionales, son désarroi. D’un côté, les responsables politiques semblent voués à aménager sans cesse un monde fini pour le rendre acceptable, ou si l’on en a une vision plus pessimiste, n’ont plus d’autre ambition que leurs propres pouvoirs. De l’autre, les oppositions dans les rues exigent avant tout la défense d’intouchables acquis, souvent bien incapables ou bien peu soucieuses de manifester pour l’accueil des migrants, le droit de minorités bafouées ou la durabilité de la planète.

 Le XXIe siècle apparaît ainsi comme une chrysalide empêchée de quitter son cocon. Les artistes seraient-ils aujourd’hui les seuls créateurs d’utopies, d’espoirs, d’humanité ? Les seules couleurs du papillon ?

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