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Eisenstein à Pompidou Metz, promenade dans la tête d’un génie

par Véronique Giraud
Dès l'entrée de l'exposition, des images géantes extraits des films d'Eisenstein, happent le regard du visiteur. ©Rivaud/NAJA
Dès l'entrée de l'exposition, des images géantes extraits des films d'Eisenstein, happent le regard du visiteur. ©Rivaud/NAJA
Cinéma Film Publié le 22/11/2019
À la veille de ses dix ans, le Centre Pompidou Metz réussit une fabuleuse exposition qui parvient à nous montrer comment un créateur de génie a construit son esthétisme, dans une époque plus que troublée. Jusqu’au 24 février

Comment un génial créateur construit-il son esthétique ? C’est à cette question difficile que répond admirablement l’exposition Serguei Eisenstein, l’œil extatique qu'ont réalisée Ada Ackerman et Philippe-Alain Michaud au Centre Pompidou de Metz. L’exposition approche comme jamais la personnalité d’un créateur. Celle-ci transparaît derrière une profusion de ses propres sources graphiques, cinématographiques, théâtrales, toutes servant l’intelligence de son « jeu » avec une réalité historique et un contexte politique particulièrement perturbateurs, la révolution russe et la dictature stalinienne. Ce rendu a été rendu possible grâce à l’étude des archives personnelles du cinéaste qu’a poursuivi Ada Ackerman, chercheuse au CNRS, pendant plusieurs années. Il en ressort une prodigieuse leçon d’art et de cinéma.

 

Ingénieur engagé. Dès l’entrée de l’exposition, le regard est happé par un immense écran où défilent en boucle et de façon aléatoire des extraits des films culte d’Eisenstein. Cette première impression de cinéma conduit à pénétrer dans l’œuvre et le cerveau de ce fils d’un ingénieur architecte et d’une mère issue d’un milieu de riches marchands russes, passionné de théâtre et dessinant sans cesse. La vie d’Eisenstein fut marquée par deux chocs esthétiques : son premier film, Les 400 farces du diable de Georges Méliès, vu avec ses parents lors d’un séjour à Paris, et la mise en scène de Meyerhold d’une pièce de Lermontov, Le Bal masqué.

Ses dessins de mises en scène, de costumes, de décors pour des pièces de Commedia del Arte témoignent de sa ferveur pour l'art vivant. Dès 1917, il abandonne ses études pour rejoindre l’armée rouge, où, sur le front, il est nommé peintre-décorateur de la section théâtrale, il en sera renvoyé, mais décide de se consacrer entièrement aux métiers du théâtre, qu’il apprend auprès du grand Meyerhold, dont la présence domine la première salle avec son portrait en pied. Eisenstein participe aux créations du maître mais, après une année, part poursuivre ses propres expérimentations théâtrales, graphiques, et développe son concept d’« attractions » (stratégie de rupture, narrative ou plastique, destinée à produire sur le spectateur un impact maximal). Dans une usine à gaz, il monte Masque à Gaz, une pièce de Trétiakov. Sa mise en scène annonce son glissement vers le cinéma.

Puis, de salle en salle, on déambule dans chacun de ses films, depuis La Grève en 1922, son premier long-métrage, à Ivan le terrible, qu’il commence à tourner en 1943, sous l’œil critique de Staline qui en censura la seconde partie, et dont il ne pourra achever la troisième.

 

Un maître international. La scénographie de Jean-Julien Simonot, qui s’appuie sur un gigantesque échafaudage cher à Eisenstein, joue de la construction des sources dont le cinéaste s’entourera tout sa vie. L’œil du visiteur navigue entre caricatures, tableaux, films d’autres cinéastes, passés ou contemporains, pour mieux percevoir ce qui a pu conduire à tel extrait, appréhender les nombreuses influences artistiques et théoriques qui sous-tendent un décor, un personnage, un cadrage, le montage, de celui qui fut adulé par les artistes avant-gardistes, les intellectuels français, le public russe, les professionnels du cinéma, puis par les cinéphiles du monde entier.

La présentation de La grève, qui lui donnera la réputation internationale de jeune cinéaste révolutionnaire, s’étend sur ce processus créatif exigeant qui, un siècle plus tard, impressionne encore. Ce premier long-métrage, qui s’inspire de la réalité d’un mouvement de grève dans une usine de l’ancien régime tsariste, met à l’œuvre la parenté de références esthétiques qu’Eisenstein juge nécessaires au cinéma. Dans l’exposition, photos et extraits du film côtoient une foultitude d’apports esthétiques, qui pourraient emplir une vie, et habitent les plans du jeune réalisateur. Ainsi, mixant humour et drame, il se réfère aux magnifiques études homme/animal de Charles Le Brun pour faire jaillir en gros plan des hommes grimaçants. Et les personnages de la fiction historique sont le vrai peuple des ouvriers russes qui, devant la caméra, courent en masse défier la toute puissance de l’ancien régime tsariste. Le film reçoit la Médaille d’or à l’exposition internationale des arts décoratifs de Paris.

L’exposition fait de même pour tous ses grands films Le cuirassé Potemkine, Octobre, La ligne générale, Que viva Mexico !, Le pré de Béjine, Alexandre Nevski, Ivan le terrible. Au milieu d’eux, de nombreux projets refusés, inachevés, avortés, détruits, spoliés, ont ralenti la carrière d’Eisenstein et contribué à un certain découragement. Comme pour les venger de l’oubli, le scénographe a fait surgir l’un d’entre eux, Glass House. Ce projet de film est né à Berlin, inspiré par l’architecture moderne et ses expérimentations autour du verre, notamment celles de Mies van der Rohe, de Franck Lloyd Wright découvert lors d’un séjour aux États-Unis. Le cinéaste déclare « se sentir à l’étroit dans le cinéma » et veut exploiter la transparence pour donner au médium une apparence d’apesanteur…  Cette ambition ne verra jamais le jour, mais un ensemble de dessins et de notes témoignent de ce qu’aurait pu devenir le projet. C’est par elle que s’achève ce parcours foisonnant.

 

Les images fortes d’Eisenstein, extraits aléatoires de ses films, accueillent le visiteur de Pompidou-Metz. ©Giraud/NAJA

 

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