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Le Don Juan de Frank Castorf au Printemps des Comédiens

par Jacques Moulins
Première en France au Printemps des Comédiens pour
Première en France au Printemps des Comédiens pour "Don Juan" du metteur en scène allemand Frank Castorf. © Matthias von Horn
Arts vivants Théâtre Publié le 02/06/2019
Dans la lignée de "La Cabale des dépôts, le roman de Monsieur Molière" donnée en 2017 au Festival d'Avignon, le metteur en scène allemand Frank Castorf s'attaque, au Printemps des Comédiens de Montpellier, à Don Juan. La dramaturge dit qu'il existe en "chaque époque", il trouve ici sa version XXIe siècle.

Pendant des années de sa vie, l'écrivain et critique italien Giovanni Macchia a consacré son analyse esthétique au mythe de Don Juan, ce qui nous valut le très beau Vie, aventures et mort de Don Juan. Il s'en suivit les innombrables versions, de Tirso de Molina en Espagne au fabuleux Don Giovanni du livret de Da Ponte pour l'opéra de Mozart. L'écrivain savait bien sûr que les nombreuses déclinaisons et interprétations étaient loin d'êtres closes. Pour la création en France de son Don Juan au Printemps des Comédiens de Montpellier, le grand metteur en scène allemand, intendant pendant 25 ans de la Volksbühne de Berlin, Frank Castorf, en a fait la démonstration. Résolument, il a créé son Don Juan à partir de l'œuvre de Molière, y mêlant des textes de Blaise Pascal, Alexandre Pouchkine, Georges Bataille et Heiner Müller.

 

Le Don Juan de son époque. « Chaque étape historique a reçu le Don Juan qu'elle mérite » prévient la dramaturge de la pièce, Angela Obst. Mais à chaque époque, Don Juan a ses invariables, toujours modèle d'irrévérence à la société qu'il traverse, à l'éthique, aux comportements, à la religion, aux codes sociaux. Lorsque ces derniers vivent une révolution, Don Juan en devient indispensable. Molière s'attaque déjà aux codes bourgeois et à ce qu'on appelle aujourd'hui le "populisme" de Sganarelle, serviteur couard et imbibé de préceptes moraux. Da Ponte, sur la musique de Mozart, pressent, comme le montre le film de Joseph Losey, le capitalisme naissant et ses valeurs nouvelles où l'on détournera le regard des provocations de Don Giovanni.

Comme Castorf le rappelle très justement par des extraits projetés sur le grand écran de son théâtre, Federico Fellini a fait de sa muse Mastroianni le Don Juan de la seconde moitié du XXe siècle dans plusieurs de ses films. Un Don Juan qui ne résiste pas à l'émancipation féminine, aux pouvoirs et aux exigences des femmes qu'il ne peut s'empêcher de désirer et, par sa beauté et sa gentillesse, fignole comme il peut un aimable et attentionné prédateur.

 

Le Don Juan du XXIe siècle. Mais nous sommes au XXIe siècle, le siècle de MeToo, des prédatrices femmes au cinéma, d'une fin annoncée de l'acculturation et de la naïveté des jeunes filles qui sont le fonds de commerce de Don Juan. Siècle de révolutions donc, où l'information n'est plus la propriété des maîtres, où l'universel n'est plus l'apanage des sphères intellectuelles.

Avec son niveau d'exigence, Frank Castorf ne pouvait se contenter d'un Don Juan éclairé, provocateur vis à vis de l'élite et des religions, épine épineuse de la liberté individuelle. Ce qu'il met en avant, c'est l'intemporalité d'un humain mâle dans cette civilisation, notre civilisation née à la Renaissance. Le personnage du fils d'abord, chargé des espoirs d'éternité des ancêtres mâles qui, toujours déçus de leur progéniture trop différente, sont carrément ulcérés par des Don Juan si monstrueusement irrévérencieux. Le personnage du citoyen ensuite, seigneur au siècle de Molière, qui se doit aux "saintes valeurs de la République" comme sermonnaient les tribuns de la Constituante. Un citoyen voulu à la fois modèle et proxénète. Ce citoyen là, Castorf l'explose, toute sa base éthique vole en éclats, que ce soit dans l'absence de solidarité en période de peste, dans le manquement répété à la parole donnée aux femmes comme aux hommes, dans la prudence, dans l'élégance même, du comportement.

Que reste-t-il alors à Don Juan ? La séduction. C'est par elle qu'il est admis et consacré dans l'humanité. Nécessaire et irritant.

 

Dispositif scénique et jeu des acteurs. L'entreprise de Castorf n'est pas facile. Il y faut deux conditions essentielles à la réussite théâtrale : un processus scénique innovant, des acteurs enthousiasmants. Sur ces deux points, il est bien servi.

Reprenant le principe scénographie mis en scène il y a deux ans pour sa Cabale des dévôts au Festival d'Avignon dans ce qui était déjà une quête de Molière, il développe un décor mobile, éclaté en plusieurs scènes dont l'une n'est rien moins qu'un théâtre. Ce procédé, complété de vidéos filmées et projetées en direct, lui permet d'offrir des scènes simultanées, dont certaines principalement visibles sur écran, pour multiplier son Don Juan interprété par deux comédiens en même temps. L'influence de Fassbinder, revendiquée dans sa Cabale, rappelle combien le réalisateur allemand joua et déjoua à sa manière le mythe don juanesque. Il éclate ensuite les dialogues, celui qu'on pense Sganarelle disant du Don Juan à Don Juan et vice-versa.

Enfin les acteurs. Pour dire leur jeu, les mots sont insuffisants. Fabuleux, exubérants, justes. Il faut les voir. Allez les voir.

 

Don Juan de Frank Castorf, d'après Molière. Création au Residenztheater de Munich le 28 juin 2018. Première en France le 1er juin 2019 au Printemps des Comédiens de Montpellier. Avec Bibiane Belau, Nora Buzalka, Marcel Heuperman, Aurel Manthei, Franz Pätzold, Jürgen Stössinger et, en France, Farah O'Briant et Julien Feuillet.

 

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