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Les non conformistes – La seconde avant-garde soviétique à Montpellier

par Véronique Giraud
Arts visuels Arts plastiques Publié le 15/01/2020
L'art soviétique underground, non officiel, de la seconde moitié du XXe siècle aurait-il eu un avenir sans l'entêtement d'Andrei Erofeev à collecter les productions de cette "seconde avant-garde" ? Nicolas Bourriaud a fait venir 130 œuvres non conformistes au MOCO Hôtel des collections de Montpellier. Une occasion rare de mieux comprendre les phénomènes de résistance de l'art.

Les non-conformistes. Cela sonne comme le titre d’un polar des années 70, d'ailleurs les œuvres composant la deuxième exposition du MOCO Hôtel des Collections de Montpellier se suivent les unes les autres en une folle course vers la liberté de créer, et l'émancipation d’un pouvoir qui ne se prive pas de se mêler d’art. Mais la création ne se gère pas et se moque des frontières. Et plus elle est empêchée plus elle veut voyager. C’est ce dont témoignent les multiples phases pendant lesquelles quelques artistes contemporains russes se sont rassemblés en groupes, en ateliers, en collectifs, et ont suscité des expositions d’avant-garde, clandestines, sauvages, dont une sera réprouvée à coups de camions et de bulldozers par un gouvernement soviétique prônant le conservatisme, bannissant l’ouverture au monde.

En dépit de circonstances hostiles, une grande page de l’histoire de l’art dit non officiel s’est écrite des années 60 à 2000, une page connue grâce à l’énergie de l'historien d'art Andrei Erofeev qui a passionnément collecté des milliers d’œuvres. « Je n’ai acheté aucune de ces cinq mille œuvres avec mon propre argent, précise le collectionneur dans un texte du catalogue. Le ministère de la Culture en a acquis une partie insignifiante (environ cinquante) avec des fonds d’État. Les autres sont des dons ». Prêtées par la galerie nationale Tretiakov de Moscou, où ce qui reste de la collection est conservée après l’avoir été longtemps dans le musée Tsarytsino, 130 de ces œuvres sont exposées jusqu’au février à Montpellier, souvent pour la première fois en France. Un événement pour lequel on peut remercier l’historien et critique d’art Nicolas Bourriaud, en charge de la programmation du MOCO-Hôtel des Collections.

 

Une histoire détonnante. Le parcours foisonnant de photos, affiches, journaux, peintures, sculptures et vidéos, traverse des œuvres et des témoignages de la seconde moitié du XXe siècle. De salle en salle, on mesure le poids de la culture dans l’ancienne Union soviétique. Pour mieux s'en saisir, une fresque chronologique retrace les événements marquants de l’histoire artistique et politique dans l’Europe de l’Est. D'abord le 6e festival mondial de la jeunesse et des étudiants qui a fait découvrir en 1957 au public soviétique les tendances occidentales de la musique, de la mode et de l’art, du rock à Jackson Pollock. Suit en 1962 une exposition d’artistes « non-conformistes » qui déclenche l’ire de Krouchtchev, alors premier secrétaire du parti communiste, et aurait fait naître l’expression art « non-officiel ». À partir de là, des artistes réalisent en parallèle leurs productions officielles et des projets qui leur sont propres.

Dix ans plus tard, la privation de la culture américaine, alors dominante, se traduit par une avidité des artistes à s’approprier les codes d’un art consumériste. S’inspirant ouvertement des œuvres américaines du moment, celles d’Andy Wahrol en tête, le Pop Art devient « Sots Art » (sots pour socialisme). Une façon de rattraper le temps perdu, de vivre à tout prix avec un monde dont ces artistes ont été éloignés malgré eux. Il en résulte des œuvres développant le double sens, référence aux slogans socialistes, utilisation des icônes politiques comme Lenine et Staline, et artistiques comme Malevitch. Elles exploitent sans fard l’art du détournement, mettant à l'œuvre la satire et l’humour. Des expositions sauvages s’organisent dans des appartements de banlieue, des actions associant arts plastiques, littérature et théâtre investissent la campagne moscovite et, en 1977, la Biennale de la dissidence marque le 60e anniversaire de la Révolution russe à la Biennale de Venise avec l’exposition de quelques artistes soviétiques non-officiels. À ce moment paraît L’archipel du Goulag de Soljenitsine et, en 1978, est organisée une des premières actions de rue en Russie.

 

« Interdit », « non engagé », « underground ». Toutes ces initiatives peuvent valoir trois à sept ans de prison, comme le rappelle l’écrivaine Ludmila Oulitskaïa, qui signe un texte passionnant dans le catalogue de l’exposition. Où elle précise : « l’art contemporain auquel s’intéresse Erofeev est un courant d’une grande diversité dont la principale spécificité est d’être "interdit", "non engagé", "underground".» Les artistes de cette « deuxième avant-garde » ont longtemps produit pour eux-mêmes, sans l'attention de critiques d’art ni l’intérêt de collectionneurs, dans l’indigence et l’anonymat. Les plus chanceux ont fini par émigrer.

"Le difficile destin de la collection d’Erofeev" nous est conté par l’auteure russe. Une première tentative d’exposition à la faculté d’histoire, en 1981, qui ne reçut pas l’autorisation de l’administration universitaire. Le refus du musée Pouchkine d'une donation des meilleures œuvres, mais son accord pour en entreposer quelques-unes dans ses réserves (une petite partie s’y trouve encore). Vers 1989, avec la Perestroïka, la collection encore plus étoffée est entreposée dans le musée des Arts décoratifs des peuples de l’URSS, où est créé un département "des nouvelles tendances". Cette fois, Glasnost aidant, Erofeev s'en voit confier la direction.

Une première exposition intitulée Vers l’objet voit le jour en 1990, la suivante met en avant les œuvres de performance. La collection fut exposée à l’étranger, Amsterdam, Tokyo, Bratislava, en Allemagne puis, ne pouvant être contenue dans le musée, elle trouva refuge… dans un abri antiatomique. Dans le département des Nouvelles tendances, l’intégralité de la collection fit l’objet de l'exposition permanente l’art russe de la seconde moitié du XXe siècle. Erofeev est devenu le directeur de la galerie Tretiakov, mais « ses efforts pour « désoviétiser » l’art ont fini par conduire à son licenciement. L’exposition présentée ici représente la somme de presque quarante années de travail, souligne lLudmila Oulitskaïa.

 

Les non-conformistes. Histoire d'une collection russe. Jusqu'au 9 février au MOCO Hôtel des collections. Catalogue (édition Silvana Editoriale), conçu sous la direction d’Andreï Erofeev.

 

Bio :

Andreï Erofeev est historien de l’art, président de la section russe de l’AICA (Association internationale des critiques d’art). Il a été conservateur dans plusieurs musées, dont la Galerie Nationale Tretiakov (2002-2008) où il a dirigé le département d’art contemporain, spécialement créé pour sa collection. Aujourd’hui, il travaille comme commissaire d’exposition au Musée d’art contemporain de Moscou (MMOMA). Andreï Erofeev a été commissaire de plus de 50 expositions, notamment Vers l’objet (Moscou et Amsterdam, 1990), Le fou dédoublé (Moscou et Château d’Oiron, 1999-2000), La Biennale de Cetinje (Monténégro 1994, 2002), Pop Art russe (Moscou, 2005) et Sots Art (Moscou et Paris, la maison rouge, 2007).

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