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L’image fantasmée de la révolution cubaine bousculée

par Pierre Magnetto
Daniel, petit-fils d'un soldat de la révolution. © Christophe Raynaud de Lage
Daniel, petit-fils d'un soldat de la révolution. © Christophe Raynaud de Lage
Granma. Les trombones de La Havane, une pièce de théâtre documentaire.© Christophe Raynaud de Lage
Granma. Les trombones de La Havane, une pièce de théâtre documentaire.© Christophe Raynaud de Lage
Milagro:
Milagro: "Seriez-vous prêts à partager votre appartement, à faire de la place pour les autres comme à Cuba ? » © Christophe Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 19/07/2019
Avec "Granma. Les trombones de La Havane", pièce de théâtre documentaire produite par le collectif Rimini Protokoll, quatre jeunes cubains petits-enfants de la révolution, fiers de leurs grands-parents, respectueux de leurs idéaux, mais lucides sur les dérives du système et sur les enjeux démocratiques et économiques, interrogent l'avenir de leur île.

Touchant, émouvant, parfois provoquant mais avec tact et gentillesse, Granma. Les trombones de La Havane tient sans nul doute une place à part dans la programmation 2019 du Festival d’Avignon. Jouée au Cloître des Carmes jusqu’au 23 juillet, la pièce est l’incarnation d’un théâtre documentaire suffisamment rare pour être saluée. Elle est interprétée par quatre jeunes Cubains, âgés de 25 à 35 ans, quatre petits-enfants de la révolution cubaine vivant encore chez leurs parents et grands-parents. Ils viennent raconter leur vie à Cuba, leur histoire familiale, chacune marquée par la figure tutélaire d’un grand-père ou d’une grand-mère révolutionnaire ayant vécu les transformations radicales qu’a connu le pays à partir de 1959, année du triomphe des rebelles conduits par Fidel Castro et de la fuite du dictateur Fulgencio Batista.

 

Quatre jeunes gens dans le vent de l’histoire. Il y a Milagro, jeune historienne tout juste sortie de l’université qui par vocation se destine à l’enseignement. « Même si, dit-elle, c’est un travail très mal payé, je gagne en un mois ce qu’un guide touristique gagne en quelques heures ». Il y a Christian, mathématicien et informaticien, petit-fils de Faustino Pérez qui fut en 1960 le ministre des nationalisations (desapropriaciones) nommé par Fidel Castro, vivant toujours dans les beaux quartiers réservés aux apparatchiks. Il y a Daniel, traducteur, dont le grand-père militaire qui s'est battu dans la Baie des cochons, a été de toutes les campagnes cubaines à l’étranger, en Angola et en Ethiopie, avant d’être rétrogradé. Il y a enfin Diana, la musicienne-tromboniste, petite-fille d’un joueur de trombone d’un orchestre de musique cubaine, l’Orquesta maravilla de Florida, de renommée internationale qui n’était pas avare de concerts et de tournées dans les cérémonies officielles ou auprès des soldats de la révolution pour soutenir le moral des troupes.

 

L’esprit micro-brigade. Le titre même de cette pièce de théâtre documentaire, est suffisamment évocateur. Granma, c’est le nom du yacht « réquisitionné » par Castro et quatre-vingt-un de ses partisans en 1956 pour effectuer la traversée depuis le Mexique où ils vivaient en exil. Le nom, emblématique, est devenu celui du journal officiel du parti communiste de Cuba. Les trombones de La Havane retentissent comme une métaphore par laquelle les quatre jeunes gens viennent poser un regard bienveillant sur leur pays et son mode de vie. Sur scène, leur prestation est mise en exergue par cet instrument dont ils jouent ensemble. Quand le projet de création de la pièce a vu le jour, mis à part Diana, aucun des trois autres n’avait touché un trombone de sa vie. « Nous avons travaillé comme une micro-brigade », raconte sur scène la jeune femme. « A Cuba, face à la pénurie de logements, on a incité les gens à construire leur propre habitation en constituant des groupes d’habitants quelque soit leur métier, encadrés par un professionnel du bâtiment pendant un an. Ils bâtissaient après leur journée de travail et les jours de repos », rappelle-t-elle.

 

Témoignages profondément humains. Le récit traverse près de 60 ans de la vie cubaine en retenant les grands événements qui auront ponctué l’histoire du pays : le débarquement de la Baie des cochons en 1961, la crise des missiles et l’embargo l’année suivante, l‘assassinat de Che Guevara en 1967 et le deuil national, la guerre en Angola à partir de 1975, l’exécution du général Ochoa en 1989, les exilés cubains… jusqu’à la disparition de Fidel comme l’appellent tout simplement encore ses partisans. Pour autant, Granma. Les trombones de La Havane ne se lit pas comme un livre d’histoire, loin de là, mais comme une série de témoignages profondément humains. Des récits intimes avec d’émouvants échanges (dans un direct simulé grâce à des projections vidéo) entre Diana et sa grand-mère, Daniel et son grand-père. Ces narrations du quotidien à Cuba sont ponctuées d’airs patriotiques revisités, entrecoupés d’archives filmées de la révolution.

 

Les craintes et les espoirs de la jeune génération. Qu’on l’idéalise ou qu’on la diabolise, Granma. Les trombones de La Havane vient bousculer l’image plus ou moins fantasmée que l’on se fait généralement de la révolution cubaine. Elle plonge le spectateur dans la vie quotidienne de jeunes issus de milieux différents car il y a à Cuba des classes sociales, même si elles n’ont pas la même forme que de l’autre côté de la mer. Elle l’interpelle aussi. « Ici, à Avignon, j’ai vu dans les magasins des objets dont je ne sais même pas à quoi ils servent », sourit Milagro. « J’ai vu aussi des gens qui dormaient dans la rue. Seriez-vous prêts à partager votre appartement, à faire de la place pour d'autres comme à Cuba ? », interroge-t-elle avec indulgence, elle qui vit avec six personnes dans un deux pièces. Les quatre personnages, dont aucun n’est comédien on l’aura compris, jettent un regard empli d’émotion sur l’œuvre de leurs aïeux. Ils en épousent les valeurs, semblent en partager les idéaux mais, avec l’amour filial qu’ils éprouvent, ils portent aussi un regard lucide sur leur pays, exprimant leurs craintes, leurs doutes, leurs désirs, leur joie, leurs espoirs.

 

Ils prennent en main le destin de leur île. Granma. Les trombones de La Havane est le fruit d’un processus de recherche et de création mené à quatre mains. Stefan Kaegi du collectif Rimini Protokoll, qui conçoit des pièces de théâtre documentaires, des pièces radiophoniques et des mises en scène dans l’espace urbain depuis près de 20 ans, et Yoahayna Hernandez Gonzalez, dramaturge et coordinatrice de l’Ibsen Lab, laboratoire scénique d’expérimentation sociale à La Havane, ont interviewé plus de soixante-dix jeunes cubains avant de n’en retenir que quatre pour construire la pièce. « C’est un ouvrage documentaire avec leur narration », explique Stefan Kaegi. « On reconstruit l’histoire cubaine d’un point de vue subjectif. On se demande où nous a amené cette révolution ». Mais sans doute aussi où elle conduit car il est ici question de transmission avec ces petits-enfants de la révolution qui prennent aujourd’hui en main le destin de leur île.

 

 

Granma. Les trombones de La Havane. Avec Milagro Álvarez Leliebre, Daniel Cruces-Pérez, Christian Paneque Moreda, Diana Sainz Mena Conception. Mise en scène Stefan Kaegi. Dramaturgie Aljoscha Begrich, Yohayna Hernández. Scénographie Aljoscha Begrich. Vidéo Mikko Gaestel. Musique Ari Benjamin Meyers. Son Aaron Ghantus, Tito Toblerone. Costumes Julia Casabona. Production Rimini Protokoll

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