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L’utopie littéraire de la défense des femmes

par Jacques Moulins
La lutte des femmes, une longue histoire. ©Mira/Naja
La lutte des femmes, une longue histoire. ©Mira/Naja
Madame de La Fayette, auteure de
Madame de La Fayette, auteure de "La Princesse de Clèves". DR
Livre Roman Publié le 08/03/2018
La Renaissance fait de l'Utopie un projet d'organisation sociale et politique. En ce qui concerne la défense des droits des femmes, la littérature a peut-être porté une autre utopie, dès le roman grec antique. Les femmes sont plus tard devenues créatrices, et pionnières en forme romanesque, "La Cité des Dames" de Christine de Pisan, le premier roman moderne "La Princesse de Clèves" de Mme de La Fayette, les écrivaines anglaises qui ont forgé l'époque contemporaine ou le "Frankenstein" de Mary Shelley. Petite histoire d'un grand mouvement.

Est-ce que l’injustice et l’inégalité d’une société finissent toujours par être combattues par ceux et celles qui en sont les victimes ? Vaste question qui occupe sempiternellement les cercles de réflexion. Et face à ces injustices, bâtit-on une utopie qui sert à les combattre ? Si l’on considère l’art comme une forme d’utopie qui modifie les pensées en profondeur, la lutte pour l‘égalité des femmes a une longue histoire, autant par la place qui leur est donnée dans la littérature, que par la place qu’elles ont prises en tant que créatrices. Par sa forme et son ancienneté, la littérature est sans doute l’art qui porte le plus témoignage de cette longue histoire, même si l’écriture des femmes remonte principalement à la récente histoire moderne, lorsque naît une bourgeoisie organisée avec la Renaissance. Que les femmes ne prennent pas encore place comme créatrices dans l’Antiquité et le Moyen-Âge ne veut pas pour autant dire qu’elles sont absentes des créations. Bien au contraire, elles les animent et participent à une utopie porteuse de libertés.

 

Une utopie de l’égalité entre sexes. Lorsque Marx et Engels, reprenant les travaux de philosophes et de sociologues les ayant précédés, font remonter le patriarcat à la naissance de l’agriculture et la propriété privée, mâle, qui s’ensuivit, ils posent la question en termes économiques et politiques qui marqueront pendant longtemps la façon d’envisager les choses. Il serait pourtant intéressant, bien que l’utopie ait été posée comme politique à la Renaissance par l’acte fondateur qu’est l’ouvrage du même nom de Thomas More (1516), de penser l’utopie dans l’acte artistique. Dès l’antiquité la femme s’impose en effet dans une équation inattendue qui veut que l’amour suppose l’égalité entre ceux qui le contractent.

Comment aimer, rendre ainsi ses émotions dépendantes d’un autre humain, si l’on ne peut considérer l’autre comme égal à soi-même ? Pensée très difficile dans un monde où l’inégalité est la base même du système politique. C’est là que l’utopie entre en ligne de compte. Antigone, par amour pour son frère, brave la décision de Cléon qui relève d’un temps politique dépassé. Sophocle met dans la bouche de l’autocrate, cette parole si significative : « Maintenant je ne suis plus un homme, c’est elle l’homme si elle triomphe aussi impunément ».

 

La poésie courtoise. Sans en revenir à l’amour qu’éprouvent César et Cléopâtre, Cléopâtre et Marc-Antoine (qui inspirera une pièce à Shakespeare), une des premières créations littéraires à qui l’on puisse accorder le nom de roman, Daphnis et Chloé écrit au IIe siècle par le Grec Longus, pose une égalité entre homme et femme dans l’amour que ressentent les deux personnages. Leur condition sociale est essentielle, l’un est chevrier, l’autre bergère, ils peuvent s’émanciper des codes sociaux en vigueur dans les classes possédantes. D’autres romans latins enrichiront la veine, mais c’est au tournant de l’an mil que naît l’amour moderne. Tristan et Yseult, dans les nombreuses versions rédigées au Moyen-Âge, tenteront encore l’égalité et la remise en cause de l’ordre. L’Europe est alors féodale et l’égalité n’est ni politique, ni sociale. Les poètes, reprenant une écriture qui s’est développée deux siècles plus tôt dans le monde arabe, d’abord en Orient, puis dans la culture arabo-andalouse, vont créer l’amour courtois basé sur une rare ingéniosité. Puisque concevoir l’égalité entre homme et femme dans un tel système social relève plus de la chimère que de l’utopie, les poètes occitans, - et il est important de rappeler que l’Occitanie jouit alors d’une plus grande liberté avec, par exemple, les baillis juifs de Béziers – vont élaborer un code courtois où ces chevaliers pauvres et démunis créent leurs odes amoureuses en l’honneur de femmes qui leur sont supérieures en classe sociale. Des reines, princesses, duchesses et comtesses avec qui tout « amour sexuel » est impossible mais qui peuvent être l’objet de leurs hommages. Les premières mais rares écrivaines passent à l’acte de création avec, en France, les Lais et Contes de Marie de France (XIIe siècle), puis La Cité des Dames de Christine de Pisan (XIVe siècle).

 

Les premières créatrices. Ce n’est pourtant qu’à partir de la Renaissance et l’affirmation de la bourgeoisie que les femmes en tant que créatrices commencent à s’imposer. Parmi les peintres d’abord avec la flamande Catharina van Hemessen qui osera faire son autoportrait (1548) et surtout l’italienne Artemisia Gentileschi. Mais également en littérature où, reprenant l’esprit courtois, Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, écrit l’Heptaméron.

L’époque classique donnera encore une place première aux femmes, Mme de La Fayette avec sa Princesse de Clèves (1678) composant ce qui est communément reconnu comme le premier roman moderne en Europe. Avec le temps des Lumières et les prémices de l’époque contemporaine, les femmes vont alors prendre une place qui ne sera plus l’exception. Mme Riccoboni, Mme de Graffigny, Mme de Charrière, Mme de Genlis ont déjà marqué le début du XVIIIe siècle en France, de très nombreuses écrivaines suivent, souvent oubliées des manuels, qui inscrivent définitivement les femmes à l’égales des hommes dans le processus créatif. Et Olympe de Gouges avec sa Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne pose la libération de la femme dans la même perspective que la libération politique de la société que porte la Révolution française.

 

La littérature anglaise au premier rang. C’est pourtant dans un pays soupçonné moins sensible au vent des idées révolutionnaires, l’Angleterre qui jouit pourtant d’une grande liberté politique, que les femmes vont s’imposer durablement et au premier plan dans l’acte créateur. Fanny Burney, Ann Radcliffe, Mme Holford et surtout Jane Austen créent des personnages féminins qui ne se satisfont en rien de la condition des femmes propre à leur époque. Cette dernière particulièrement dans son œuvre maîtresse Pride and Prejudice (Orgueil et préjugé), sans produire de manifeste féministe, donne à son héroïne Elizabeth Benett l’intelligence, la liberté et la revendication de l’amour comme préalable à la consécration du mariage qui en font une femme libre. Ce même roman est en même temps l’affirmation des classes moyennes dans une société où les Lords possèdent l’essentiel des terres et font le droit.

C’est encore en Angleterre qu’est publié, en 1792, l’ouvrage philosophique de Mary Wollstonecraft A Vindication of the Rights of Woman : with Strictures on Political and Moral Subjects (Défense des droits de la femme : avec quelques considérations sur des sujets politiques et moraux). La cause est désormais entendue : le combat pour l’égalité s’attaque au domaine des mœurs pour libérer la femme de la place inférieure où la confine la morale religieuse et sociale.

Viendront ensuite les sœurs Brontë et Marie Shelley, fille de Mary Wollstonecraft, qui invente un nouveau style de roman avec Frankenstein (1816). C’est justement sur les questions morales que la société se durcit au XIXe siècle, laissant peu de place à la femme. Les premières manifestations féministes naissent alors, avec la journaliste américaine Margaret Fuller (1810-1850) bientôt suivies par le mouvement des Suffragettes.

 

Une reconnaissance encore faible. La reconnaissance n’est cependant pas au rendez-vous de cette longue histoire. Malgré la place prépondérante prise par des femmes dans la création littéraire, il faut insister, encore et toujours, pour ne pas la laisser minimiser. Les manuels scolaires, les recherches universitaires portent trace de ces hésitations. Quant à la reconnaissance des pairs, elle fait là aussi défaut. La plus célèbre distinction française en la matière, le prix Goncourt, se manifeste par son peu d’attention en la matière. Créé en 1903, il attendra 1944 pour célébrer une auteure, Elsa Triolet. Jusqu’à aujourd’hui, seulement dix femmes ont été couronnées, parmi lesquelles Simone de Beauvoir, Marguerite Duras et Marie Ndiaye.

Si le dixième lauréat du prix Nobel de littérature créé en 1900 est une lauréate, la suédoise Selma Lagerlölf en 1909, elles restent très peu nombreuses à avoir reçu cette haute distinction internationale : l’italienne Grazia Deledda (1926), la norvégienne Sigrid Undset (1928), l’états-unienne Pearl Buck (1938), la chilienne Gabriela Mistral (1945), la suédoise Nelly Sachs (1966), l’africaine du Sud Nadine Mortimer (1991), l’états-Unienne Toni Morrison (1993), la polonaise Wislawa Szymborska (1996), l’autrichienne Elfriede Jelinek (2004), la britannique Doris Lessing (2007), l’allemande Herta Müller (2009), la canadienne Alice Munro (2013) et la biélorusse Svetlana Aleksievitch (2015). Des écrivaines aujourd’hui reconnues comme internationales, Virginia Woolf, Marguerite Yourcenar, Marthe Bibesco, Karen Blixen, ont été oubliées par l’académie suédoise, mais c’est également le cas de nombre de grands écrivains. Il n’en reste pas moins que quatorze femmes en 118 ans, c’est peu.

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