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Martine Lusardy : « L’art brut est une autre façon de comprendre une société »

par Véronique Giraud
Art brut japonais, la nouvelle exposition de la Halle Saint-Pierre, révèle un pan de la société nippone. ©Rivaud/NAJA
Art brut japonais, la nouvelle exposition de la Halle Saint-Pierre, révèle un pan de la société nippone. ©Rivaud/NAJA
Arts visuels Arts plastiques Publié le 11/09/2018
En organisant à la Halle Saint-Pierre un deuxième focus éclairant les formes de l'art brut japonais, Martine Lusardy nous offre la possibilité de contempler des œuvres magnifiques et rares, qui agrandissent le cercle de l'art singulier. Cet art qui émerge de toutes les cultures, mais est le plus souvent étouffé en raison du malaise perceptible auquel il renvoie immanquablement.

La société nippone est cloisonnée, très normée, exclue facilement…

Dans la société nippone, le paraître est très important, on isole la différence, elle est mise en retrait. Une grande partie des auteurs d’art brut japonais sont liés au handicap mental. Or depuis une vingtaine d’années, il y a une volonté politique, sociale de revalorisation, de reconnaissance, du handicap mental. L’art brut a été une occasion pour les autorités japonaises de donner une visibilité, corps à ce projet politique et social.

Toutefois l’art brut, ce n’est pas que le handicap mental. De même qu’en Europe, après les prospections de Dubuffet, l’art brut n’a pas été que l’art des fous, aux États-Unis l’art populaire a ouvert l’intérêt aux autres formes d’art brut après la rencontre avec l’art brut occidental. Il y a toujours un point de départ, un intérêt lié à la culture du pays. Ensuite ça nous échappe ou on se rend compte que ça ouvre une compréhension sur la société et sur l’humain. L’art brut passe par l’individu. C’est une autre façon de comprendre l’être humain, la société, de comprendre l’histoire, en mettant l’éclairage sur l’individu et non pas sur le collectif.

 

Dans l'exposition Art brut japonais, on ressent davantage le poids de la société sur l’individu. L'art brut occidental semble davantage de l’ordre de l’intime…

On s’en rend moins compte en Europe parce qu’on est dedans. Comme on vit notre propre culture, on ne voit plus l’interaction entre l’individu et le collectif. Pour moi, l’art brut a permis de reposer ces questions. Je prends souvent l’exemple de la céramique. Au Japon, il n’y a rien de plus traditionnel et de plus codé. La céramique japonaise est parfaite. Même ses défauts sont au service de la perfection. Même transformée par l’époque contemporaine, elle a son ancrage dans la tradition. L’art brut n'échappe pas à l’utilisation de cette technique. Quand des auteurs d’art brut fréquentent individuellement des ateliers ou s’ils vivent dans des institutions équipées d’un atelier, ils apprennent la technique, et ils la détournent. Ce qui en sort n’obéit plus aux codes de la tradition. La plupart des objets japonais en céramique, comme les bols, ont une forme utilitaire même s’ils n’ont pas une fonction utilitaire. On les expose, on ne les utilise pas. C’est une forme détournée de la fonction utilitaire. Or les œuvres des auteurs d’art brut n’ont ni une forme ni une fonction utilitaire, et ils expriment quelque chose de profondément personnel, intime. C’est une dimension personnelle à laquelle les céramistes vont donner le souffle de la vie à travers la terre.

Certaines pièces se ressemblent, mais je me suis rendu compte qu’elles n’ont pas été produites par le même atelier. Si elles se ressemblent, ce n’est pas la marque de l’atelier, c’est la marque de l’inconscient collectif. On le perçoit bien dans l’exposition. Ça donne aussi une leçon sur l’art brut parce que le Japon est un pays où le poids de la culture est fondamental et même pesant. Or même dans ce type de société, il y a des espaces qui échappent aux conventions.

 

Depuis l'exposition de 2010, vous avez dû voir une évolution dans la diffusion des œuvres d’art brut au Japon. Beaucoup d’expositions sont organisées ?

Oui, il y en a beaucoup. Beaucoup de collections publiques se sont créées aussi. Mais l'art brut a pu résister au marché car, une grande partie étant du handicap, ce n’est pas anodin de mettre du handicap sur le marché. Des expositions itinérantes sont organisées, soit par des musées, soit par des ateliers, soit par des institutions publiques qui se sont créées en lien avec le handicap.

 

Comment avez-vous fait le choix des œuvres de cette seconde exposition ?

Je suis retournée au Japon pour les choisir. J’ai constaté que ça n’a pas tellement changé, c’est toujours lié au handicap. Il y a beaucoup de productions dans les ateliers, et tout n’a pas une valeur artistique. Il faut faire une sélection. J’ai noué des relations fortes avec les Japonais. Ils prospectent beaucoup. J’ai visité de nombreux ateliers, vu beaucoup d’œuvres, toutes ne pouvaient pas être exposées mais c’était important de les voir.

 

Aucune œuvre n’est à vendre ?

Non, pour le moment très peu se sont vendues. L’art brut résiste au marché. Je ne suis pas contre le marché, mais le marché ne doit pas déterminer le discours. Dans l’art contemporain, on peut exposer des œuvres sans rien dire sur l’artiste, et faire des analogies formelles. Pour moi, il n’y a rien de plus pervers et dangereux que les analogies formelles. On en peut pas couper l’œuvre de l’intention de l’artiste. Or les analogies formelles gomment non seulement l’intention, le contexte, mais aussi la vie. Les artistes contemporains exposent leurs œuvres et s’exposent eux-mêmes, on finit donc par connaître le contexte, de Picasso à aujourd’hui. L'auteur d’art brut lui ne va pas s’exposer.

 

La position des auteurs d'art brut est singulière…

Certains ont passé la plupart de leur vie dans un hôpital psychiatrique, on ne peut pas faire comme si c’était anodin. Des personnes à qui on a presque enlevé l’identité, la fonction de sujet, qui se construisent en tant que sujet au sein de l’hôpital psychiatrique à travers la création, c’est pour moi beaucoup plus fort qu’un artiste professionnel qui souffre parce qu’il n’a pas de galerie. Ce n’est pas la même souffrance.

Tout ce que nous faisons nous est déterminé par les autres, que ce soit la société, le marché, les parents, la famille, l’école. Eux, ils le font pour l’autre qui est en eux. C’est très difficile à comprendre. On pourrait dire qu’ils le font pour Dieu, pour le Grand Autre, parce qu’il y a une grande spiritualité dans l’art brut. Pour quelque chose de plus grand que soi, mais qui est en soi. Quand on comprend ça, on touche à une humanité profonde.

 

En regardant les œuvres, on ressent en effet cette dimension mais on est frappé aussi par la grande maîtrise.

Oui mais elle ne fonctionne pas comme la maîtrise de l’artiste professionnel. Ce n’est pas une maîtrise apprise.

 

Cette exposition coïncide avec l’année des japonismes en France. C’est un hasard ?

Tout à fait. Cependant il y avait le Tandem Paris-Tokyo et les Japonais, qui sont très protocolaires et cérémonieux, ont fait en sorte qu'elle soit liée à l’événement. Cependant cette exposition a été initiée dès 2010, j’ai signé un accord avec mes partenaires de l’époque et chaque année je suis allée faire des conférences au Japon et j’ai suivi les artistes. Je n’ai pas voulu faire une événement unique. C’est une aventure qu’on a initiée et qu’on a suivie. Elle ne se manifeste pas seulement à travers des expositions, mais à travers des conférences, des ateliers, le suivi des artistes et des partenaires, l’échange de nos expériences et de nos connaissances. Nous avons autant à leur apporter qu’ils ont à nous apprendre.

Par ailleurs, les Japonais se préparent aux Jeux Olympiques de 2020 où il y aura les Para-olympiques. Ils ont la volonté de mélanger le sport et la culture et le Para-olympique sera lié à l’art brut, il y aura plusieurs expositions. Le handicap est lié à la différence, donc le lien culturel se fera par rapport à l’art brut. Ils sont beaucoup plus à l’avant-garde qu’en France. En France, le sport est lié au marché et totalement déconnecté de la culture.

 

 

 

Martine Lusardy a dirigé l'ouvrage L’art brut, paru aux éditions Citadelles Mazenod fin septembre 2018.

 

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