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« Reverse Universe », créations en eaux troubles au CRAC de Sète

par Véronique Giraud
Than Hussein Clark, Ms. Hutton or The Wilted Tulip, 2020 (Mme Hutton ou la tulipe fanée, 2020). Ll'installation est posée sur Stage Prototype A (La Tour de la Défense 2020). En arrière plan, Chintz Rose Cummings tendu sur châssis en aluminium ©CRAC Sète
Than Hussein Clark, Ms. Hutton or The Wilted Tulip, 2020 (Mme Hutton ou la tulipe fanée, 2020). Ll'installation est posée sur Stage Prototype A (La Tour de la Défense 2020). En arrière plan, Chintz Rose Cummings tendu sur châssis en aluminium ©CRAC Sète
Than Hussein Clark, Installeation d'horloges chinées à Tanger.  ©CRAC Sète
Than Hussein Clark, Installeation d'horloges chinées à Tanger. ©CRAC Sète
Than Hussein Clark, Poésie de James Loop, portfolios faits main, toile de lin, daim, velours, encre, marbre, fer forgé.  ©CRAC Sète
Than Hussein Clark, Poésie de James Loop, portfolios faits main, toile de lin, daim, velours, encre, marbre, fer forgé. ©CRAC Sète
Une installation de Luigi Seraphini au CRAC de Sète. Au premier plan, Demi-thon (2007), au fond à gauche Capture du demi thon (bronze 2007) ©Rivaud/NAJA
Une installation de Luigi Seraphini au CRAC de Sète. Au premier plan, Demi-thon (2007), au fond à gauche Capture du demi thon (bronze 2007) ©Rivaud/NAJA
Luigi Serafini, La dernière apparition du Poisson d’Avril
Impression numérique sous plexiglass, 2001 Courtesy de l’artiste
Luigi Serafini, La dernière apparition du Poisson d’Avril Impression numérique sous plexiglass, 2001 Courtesy de l’artiste
Luigi Serafini, Planche du Codex Seraphinianus Dessins originaux, 2013
Courtesy de l’artiste
Luigi Serafini, Planche du Codex Seraphinianus Dessins originaux, 2013 Courtesy de l’artiste
Luigi Serafini, au sol Perséphone C., (2005, résine peinte). Cette sculpture d'une femme carotte allongée sur un lit de terre évoque Perséphone, déesse vivant entre deux mondes, entre la vie et la mort. ©RIvaud/NAJA
Luigi Serafini, au sol Perséphone C., (2005, résine peinte). Cette sculpture d'une femme carotte allongée sur un lit de terre évoque Perséphone, déesse vivant entre deux mondes, entre la vie et la mort. ©RIvaud/NAJA
Luigi Serafini, Genesis. Huile sur toile, 2019 Courtesy de l’artiste
Luigi Serafini, Genesis. Huile sur toile, 2019 Courtesy de l’artiste
Arts visuels Arts plastiques Publié le 10/02/2021
Les deux artistes que la commissaire Marie de Brugerolle a réunis au CRAC de Sète ont peu été présentés en France. Than Hussein Clark et Luigi Serafini n’ont rien en commun sinon de produire des œuvres nées des sinuosités de leur mémoire littéraire, artistique, poétique, historique… qui ont inspiré l'exposition "Reverse Universe", qui vient d'être prolongée au 24 mai 2021.

Au CRAC Occitanie, la commissaire Marie de Brugerolle rend visibles deux imaginaires d’artistes, Luigi Serafini et Than Hussein Clark. Rarement présentés en France, ils se trouvent réunis à Sète sur le thème du passage et de la transgression des frontières, thème d’actualité : « Si les frontières des États se durcissent, entre autres, sous la pression d’une crise sanitaire sans précédent, les virus y échappent, minant au passage nos présupposés sur la notion de frontière, sur ce qui sépare ou relie le corps ». L’exposition, intitulée Reverse Universe, y ajoute l’idée d’inversion sous toutes ses formes, comme le montage inversé du célèbre film Casablanca.

Luigi Serafini, connu pour son Codex Seraphinianus, nourrit sa première exposition monographique en France de productions hybrides naviguant Sur terre et sur mer. Than Hussein Clark produit pour Sète des installations foisonnantes qui lui ont été inspirées par les fantasmes que la ville de Tanger a produits pour l’Occident au XXe siècle. Les deux artistes n’ont rien en commun sinon de produire une œuvre riche d’univers littéraires, poétiques, graphique, théâtraux. Tous deux s’emparent de toutes les esthétiques, reliant les unes aux autres, les réinterrogeant, pour en concevoir des univers où le bizarre et l’extrême, l’exhibition et le caché règnent en maîtres.

 

Inversions en tous genres. En réponse à l'invitation sétoise de l'historienne de l'art Marie de Brugerolle, Than Hussein Clark décide de pousser à l'extrême l'idée d'inversion. Jusqu'à remonter le film Casablanca à l'envers. Ce faisant, il égare le visiteur. Tout commence/finit avec une richissime Américaine, Ms. Hutton, dont les attributs désarticulés, d'une perruque blonde rehaussant un crâne de verre à une chaussure à talon auguille, sont répandus sur les marches d’une passerelle d’avion posée sur un grand damier noir et blanc enceint tel un ring de boxe. Très théâtrale, cette installation qui est la dernière du parcours, mais se visite bien sûr en premier, donne envie d’en connaître un peu plus sur cette femme qui fut l’épouse de Cary Grant et s’offrit le caprice, à la fin de sa vie, de ne plus poser les pieds sur le sol. « Parce que je peux me le permettre » répondait l’excentrique à ceux que cela intriguait. Vivant entre New-York et Tanger, la riche héritière a tenu salon dans la ville marocaine où elle fit venir l’intelligentsia nord-américaine. Parmi ses convives, l’écrivain Paul Bowles. Compositeur méconnu, Than Hussein Clark recompose une de ses partitions et fait entendre cette musique au visiteur sur un magnétophone magnétique. Sur un mur de la salle est accroché un immense panneau de papier peint fleuri aux fleurs vertes et aux tiges roses, manifestant l'évidence de l’inversion. Plusieurs poèmes de James Loop commençant par « There » sont élégamment posés sur deux consoles au plateau de marbre.

Voyage à Tanger. Le voyage intérieur de Than Hussein Clark vers la ville de Tanger se poursuit par une quête plus ou moins explicite, d'où émerge le souvenir de personnalités hantant les installations réalisées in situ. Ainsi les photos du penseur d'extrême droite Renaud Camus que Than a collées sur les pages d’un livre de décoration intérieure, Maisons de Tanger, en contre point de sa reprise de l'idée xénophobe du "grand remplacement". Rehaussées de gouache, elles sont accrochées parmi des rayonnages d'une multitude de pendules chinées par l’artiste à Tanger. Jean Genêt, dont l'œuvre fascine l’artiste, est également convoqué à plusieurs endroits pour tenter de faire surgir ce qui a été tu. La mémoire de ces personnalités donne le tempo du voyage de l’artiste parti à Tanger pour mieux connaître leur parcours, leur œuvre, et les porter au devant du public. Ce « paysage mental » de Tanger a été entièrement conçu pour Sète, ville portuaire dont les bateaux voguent vers la ville blanche et ramènent les traces inspiratrices.

 

Un codex légendaire. D’un œil, Luigi Serafini conçoit un poisson-œil au dessin magnifique. Sur sa planche de Codex, les postures de sa créature imaginaire côtoient un alphabet lui aussi imaginé. Le thon, la carpe, la sirène incarnent le monde marin. Ils suscitent autant les jeux de mots, jeux d’esprit, légendes et traditions oubliées. Les œuvres de Serafini tiennent du prodige. Ses êtres-objets-légumes sont nourris de la culture universelle de son démiurge à l’audace sans borne. L’étymologie, l’origine, sont sans cesse interrogés pour évoquer un monde imaginaire qui puise dans la mer, dans la terre et dans des ailleurs qui noient les repères. La grande maîtrise du dessinateur et du peintre, l’humour qui se dégage des associations a quelque chose du rêve et de l’enfance. La graphie de son alphabet construit d’élégantes arabesques. Le cercle, les courbes, les bulles construisent les univers colorés de ses toiles. La carpe s’invite dans un tableau du XVIIIe, le thon se partage en deux pour passer le détroit de Gibraltar, offrant au passage un demi-ton (demi-thon), et redevient à nouveau un pour frayer. Devant ces œuvres où tout est possible, l’œil du visiteur s’acclimate à l’étrange, l’esprit perçoit le sens des associations, ou bien l’invente. L’imaginaire est à l’œuvre.

Première en France. L’artiste romain, dont c’est la première exposition monographique en France, est architecte, peintre, designer. Un esprit libre. Ami de Fellini, proche d'Italo Calvino, il ne rentre dans aucune case mais a inspiré nombre de personnalités aux succès populaires, du designer Philippe Starck au chorégraphe Philippe Decouflé. Il a inventé son Codex, un livre qui échappe à tous les codes, dont s'échappent des créatures hybrides habitant le monde de demain. Étrange, bizarre, ces adjectifs viennent immédiatement à l’esprit. Son « alphabet » juxtaposé à ses dessins n’est pas là pour être lu mais sa graphie émerveille et transporte vers une langue inconnue, illisible de tous. Son sens, invisible, ne peut s’éveiller que dans l’imaginaire. C’est sans doute ce qui explique le succès mondial du Codex Seraphinianus, édité la première fois en 1981 et sans cesse réédité depuis par Federico Maria Ricci (FMR). Mais rien ne se passe comme prévu au pays du beau et de l’étrange, et les planches originales sont aujourd’hui confinées dans une maison de l’éditeur collectionneur qui s’est approprié les planches originales. Luigi Serafini rebondit en réalisant chaque année de nouvelles planches. On peut en voir quelques-unes dans l’exposition aux côtés des impressions numériques de planches originales. À l'instar du crocodile-œufs, les natifs du Codex enchevêtrent une génération d'animaux-objets dont la bizarrerie fait s’échapper l'esprit de la lettre qui rebondit d'une toile à une autre. Ses tableaux, à la facture soignée, sont empreints d’esthétiques classiques, surréalistes, pop et bien d’autres, tant la culture de leur auteur est riche et fait perdre pied au visiteur qui, s'il s'attarde, trouve mille et une allusions, voire en invente à son tour. Le vivant et l'inerte s’enchevêtrent, se répliquent, menant un chemin de vie que seul rend possible le dessin.

La brochure conçue pour accompagner la visite lève une partie du mystère des œuvres.

 

Reverse Universe, CRAC Occitanie / Pyrénées-Méditerranée, Sète. Deux expositions : Sur terre et sur mer avec le Codex Seraphinianus, Luigi Serafini ; A Little Night Music (And Reversals), Than Hussein Clark. Du 10 octobre 2020 au 24 mai 2021. 

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