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Stéphanie Delestré : « pas de roman noir sans critique sociale »

par Véronique Giraud
Stéphanie Delestré, directrice de la collection Série noire aux éditions Gallimard. © Francesca Mantovani
Stéphanie Delestré, directrice de la collection Série noire aux éditions Gallimard. © Francesca Mantovani
Livre Roman Publié le 09/05/2019
Il envahit la littérature depuis un siècle, voire plus selon ses fans. Il envahit aussi les écrans en portant les cadres esthétiques des séries. Le roman noir est partout. Stéphanie Délesté, directrice depuis 2017 de la Série noire aux éditions Gallimard, analyse cette forme littéraire très marquée par le social.

Qu’est-ce que le roman noir ?

La dénomination roman noir est souvent entendue comme un sous-genre du roman policier. Or j’ai passé six ans de ma vie à tenter de démontrer, pour une thèse, que le roman noir n’est pas un roman policier. Il y a des romans noirs qui sont policiers, mais le roman noir n’est pas un genre littéraire parce qu’il n’existe pas de contraintes qui font qu’on repère à coup sûr un roman noir. C’est beaucoup plus insidieux, il y a de la porosité entre les différentes catégories de textes.

J’ai un vrai problème avec la terminologie ambiante. En tant que lectrice j’avais déjà le sentiment que le roman noir était plus qu’un roman policier, dans le sens où des romans noirs sont publiés bien ailleurs que dans des collections dédiées. Quand on dit que certains romans de Dostoïevski, comme Crimes et châtiments, ou de Balzac sont des romans noirs, c'est vrai mais ils ne sont pas des polars.

 

Quelle différence alors avec le polar ?

Le roman policier ne naît qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’apparition de la police. Le roman noir préexiste donc au roman policier. Le fil directeur avec le roman noir contemporain ce sont les marges, l’excès, les déviances. Ce ne sont pas les mêmes motifs récurrents que dans le policier, avec une enquête, un enquêteur, policier ou non, une résolution. C’est d’ailleurs ce qui fait que le roman policier est un genre littéraire.

Quand il faut que je défende le retour de la collection La Noire (autre collection de Gallimard. NDLR), et qu’on me demande de justifier la différence entre la Série Noire et La Noire, c’est pour moi extrêmement clair : La Noire est une collection de romans noirs, qui sort des cadres restreints et définis du roman policier. La Série Noire est une collection de polars qui accueille des romans qui sont plus contraints. S’agissant de littérature et non d’une science exacte, c’est toujours plus compliqué.

 

 

Le social l’emporte dans l’écriture…

C’est une littérature de la revendication, de la transgression et de la critique. C’est en effet une récurrence, il n’y a pas de roman noir sans critique sociale. Aujourd’hui, l’écriture appartient à des classes sociales plus ouvertes qu’avant. Les gens parlent de ce qu’ils connaissent et de leur propre problématique de classe. Auparavant, et jusque dans les années 50, l’écriture était une occupation de nantis. Dans ces années-là, il y avait une littérature dite prolétarienne qui était stigmatisée, qui existait dans un cadre, avec des éditeurs, dans une sphère littéraire. Ce n’est plus le cas maintenant. Les cadres ont explosé. Ce qui faisait la spécificité de certains éditeurs, ou de certaines sphères littéraires comme le polar ou le roman noir maintenant se retrouvent de façon plus diffuse dans tous les genres.

Par contre, le thriller n’est pas du tout un roman de critique sociale. Dans cette catégorie, la plupart des romans sont extrêmement réactionnaires.

 

Y a-t-il beaucoup d’héroïnes dans les romans noirs ?

Les manuscrits sont majoritairement masculins. Quand je lis je ne m’intéresse pas à qui écrit, ce qui m’intéresse c’est ce qui est écrit. Ensuite c’est le projet de l’auteur. Depuis un ou deux ans, le nombre d’hommes qui écrivent dans la peau d’une femme, les tourments auxquels sont confrontés les femmes, a considérablement augmenté. Des hommes qui parlent du viol, de la brutalité masculine envers les femmes, toutes ces questions venues dans les débats après MeToo. Des hommes d’excellente volonté disent que ce sont des sujets qui les touchent parce qu’ils sont pères, maris, entourés de femmes, et trouvent que c’est formidablement dégueulasse. Sauf que si on les avait vu se battre contre leurs collègues qui serrent les nanas, ça se saurait. La libération des femmes ne vient évidemment pas des hommes, elle vient des femmes.

 

Donc, malgré les apparences, le roman noir ce n'est pas simple...

Je défends une collection qui a une identité très forte tout en étant devenue très marginale sur le marché du polar. La Série Noire a perdu un peu de son ADN et de son poids, mais garde une empreinte très forte. Elle suscite une très forte attente, mais effectivement, c'est compliqué. Prenons l’exemple de James Ellroy. Il est reconnu et populaire en France, mais pas aux États-Unis. En France, parce qu’il a adopté les codes du genre, parce qu’il tape sur les Américains et que ça nous plait bien. Aux États-Unis non, parce qu’il remet en question le système américain, l’histoire américaine telle qu’elle a été racontée. Et ça pose un vrai problème aux Américains.

Lire un roman noir, c'est se remettre en question, interroger le système dans lequel on vit, ses failles. Ce n’est pas du tout le même rôle que celui du roman populaire au sens qu'il est lu par un très grand public. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il y a une sous-littérature. La sous-littérature, une fois qu’on a fini de la lire, on peut dormir sur ses deux oreilles. C’est aussi le rôle du serial killer, ça ne remet pas en cause la société puisque c’est tellement monstrueux et exceptionnel que vous vous faites peur à peu de frais. À l'inverse, le roman noir est un roman qui critique le quotidien, le système dans lequel on vit, et qui nous fait. Ça veut dire que quand on sort d’un roman noir on est sensé avoir envie de tout foutre en l’air.

 

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