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Thomas Jolly : « Vers un théâtre corona-compatible »

par Véronique Giraud
Le comédien, metteur en scène et auteur Thomas Jolly © Wilfried Thierry
Le comédien, metteur en scène et auteur Thomas Jolly © Wilfried Thierry
Arts vivants Théâtre Publié le 18/05/2020
Durant le confinement, le directeur du CDN Le Quai Angers a joué sur son balcon. Une pratique qui « l’oblige » à faire une programmation corona-compatible.

Comment avez-vous vécu la fermeture du théâtre et le confinement des équipes ?

J’ai d’abord été sidéré, l’essence même de notre métier est de se rassembler. Quand on est dans le service public, on se pose la question du rôle que nous avons dans ces temps-là. Il fallait bien sûr improviser. Désœuvré chez moi, j’ai vu mon balcon comme une petite scène faisant face à une vingtaine de fenêtres allumées, et la première scène qui me vint à l’esprit c’était évidemment Roméo et Juliette. J’ai bricolé avec mon conjoint cette petite chose pendant une journée et nous avons joué. J’ai d’abord eu un trac monstrueux, étrangement. Même si je joue sur les plus grandes scènes de France et d’Europe, c’est quelque chose de plus direct, plus à vue. Peu à peu les gens sont sortis sur leur balcon et à leur fenêtre. Il y a eu des applaudissements très chaleureux et on a continué à se parler de balcon à balcon, sur les réseaux sociaux avec mes voisins et voisines que je n’aurais certainement jamais rencontrés sans ça.

Là je me suis dit : Soit, la culture vivante partagée n’est pas prioritaire, mais elle est essentielle parce que constitutive de notre espèce. Notre espèce a besoin de partager des réalités imaginaires, elles le fait depuis la nuit des temps, via la religion, les mythes, les contes, les histoires. Il va falloir chercher à perpétuer cette culture vivante partagée. Partagée et vivante. Il va falloir résoudre cette équation malgré ce virus. À partir de là, ce confinement a été pour moi une vraie machine à réfléchir, jusqu’à ce que je propose à mon équipe du Quai de lancer début avril l’idée de théâtre corona-compatible.

 

Un théâtre corona-compatible, de quoi s’agit-il ?

Par le télétravail, chacun chez soi, avec de nombreux artistes au téléphone, l’idée a fait son chemin et c’est devenu jubilatoire de chercher à inventer un théâtre, sa programmation et même l’art du théâtre dans cette situation. J'avoue que je croyais que ce confinement allait me permettre de lire enfin tous les livres que je n’avais pas eu le temps de lire, écrire enfin les pièces et les scénarios que j’ai envie d’écrire depuis des années. Mais, la projection dans le temps étant complètement ôtée, je n’ai pas réussi à être créatif. Je n’ai pas réussi à être artiste pendant cette période. Comme empêché.

 

Votre projet pour Le Quai va-t-il évoluer ou radicalement changer à l’aune de la contrainte des mesures sanitaires ?

Ce qui m’a semblé assez net c’est que cette situation était une forme d’accélérateur du processus que j’avais envie de mettre en place en tant que directeur de théâtre. Je n’avais bien sûr pas prévu la chose mais, dans le projet, il y avait l’envie d’inventer, de sortir de l’institution théâtrale telle que je la pratiquais. J’ai grandi avec, mais de nombreuses choses sont sans doute à revoir. En termes de communication, de temporalité de programmation, de création.  Mon projet pour Le Quai cherchait à bouger les lignes et il se trouve que la situation du coronavirus me demande, m’oblige à mettre tout ça en place rapidement.

 

Comment décrire votre projet ?

L’idée était de faire du théâtre une vraie maison d’artistes. Le Quai renferme déjà dans ses murs un centre dramatique et un centre national de la danse. Donc  deux centres de création, l’un théâtral, l’autre chorégraphique. J’ai la chance d’hériter d’une maison en très bonne santé avec une équipe incroyable. L’institution a été inventée avec des équipes à la fois artistiques, techniques et administratives, et aujourd’hui les CDN n’ont plus forcément une équipe artistique. C’est pour moi un problème parce que l’incarnation de ces maisons passe par des personnes, des personnalités, des corps, des voix, que sont les acteurs et les actrices. Et pas seulement un metteur en scène. La troupe, qui devait arriver au mois de septembre, arrivera finalement plus tôt. C'est une troupe sans artiste associé, je ne crois plus à ce dispositif. Je l’ai éprouvé moi-même, je crois qu’il en est à sa limite pour les maisons et les artistes eux-mêmes. Donc pas d’artiste associé mais des fidélités avec des metteurs et metteuses en scènes, des auteurs et autrices invité-es. Des ateliers de création, c’est-à-dire deux ou trois spectacles créés au Quai, pour lesquels on pourrait déployer une aura, un peu à l’image de mes précédentes créations, déployer la compétence du recevoir avec un tas d’objets périphériques, qu’ils soient artistiques ou numériques, d’ateliers, autour de chaque création. Ainsi créer une entrée par le spectacle; puis par la mise en place de ce que j’ai appelé le DESC (Département pour l’écriture de la scène contemporaine) qui propose de réunir des script-rooms (des pièces d’écriture) avec l’envie d’associer des auteurs, des autrices venus d’univers différents. Par exemple, du cinéma, du jeu vidéo, du théâtre, de la série, du roman, de la bande dessinée, etc. En fait, essayer de rebrasser l’écriture contemporaine et lui redonner du souffle, l’émanciper du carcan des productions qui, à mon avis, bloquent les imaginaires.

 

Et pour le public ?

Pour lui, j'ai trois grandes notions : le savoir aller au théâtre, le pouvoir aller au théâtre, et surtout le vouloir aller au théâtre. Le savoir, c’est réinventer nos façons de communiquer, notamment numériquement mais aussi en adaptant les abonnements à une génération beaucoup plus spontanée aujourd’hui. Le pouvoir, c'est une place à 12 euros comme au cinéma, c’est aussi savoir quand réserver : un spectacle programmé seulement deux ou trois soirs est plein rapidement avec les abonnés, il faut changer les temporalités avec moins de spectacles mais plus longtemps. Profiter aussi de la présence des artistes dans la maison et dans la ville pour inventer des choses avec eux. C’est vertueux pour tout le monde, les artistes, les équipes et le public, pour prendre le temps de se rencontrer et pour réanimer ce bon vieux truc du bouche à oreille. Un bon spectacle, il faut prendre le temps qu’il s’installe.

 

Tout se met en place actuellement ?

Oui, et beaucoup plus vite. La brochure de saison ne sortira pas, nous allons inventer un nouveau support de communication, plus direct, plus immédiat, plus réactif aussi. Il n'y aura pas d’abonnement, et nous envisageons un tarif unique pour tout le monde.

Les spectacles, joués pour de plus petites jauges, seront donnés plus longtemps pour s'adresser au plus grand nombre. C'est le rôle de service public. En production, plusieurs spectacles se dessinent pour la saison qui va démarrer, mais rien n’est figé puisque tout redémarre. Ce sera du mois par mois. Personnellement, je n’avais pas prévu de création, mais je vais le faire. Ce spectacle devrait avoir lieu cet été. L’autre nouveauté, c’est que les gens ne pourront pas partir en vacances, la population dans les 100 km aura certainement besoin de culture. Nous proposons donc d’ouvrir cet été. Tout cela demande de la réactivité, et si nous n’avons pas su réagir tout de suite c’est sans doute parce qu’il y a plein de choses de l’institution qui sont à réinterroger, des curseurs à déplacer, et le corona nous y invite. Je pense qu’on sortira de tout ça si on arrive à mettre en place le projet de théâtre corona-compatible, je suis certain que des enseignements resteront pour la maison.

 

À quel modèle vous référez-vous ?

À celui de la compagnie. Ma compagnie La Picola Familia, aujourd’hui en sommeil, nous a obligé à l’immédiateté, à l’inventivité. Les institutions s’appuient beaucoup sur les compagnies parce qu’elles sont libres. Je crois qu’il faut donner l’esprit d’une compagnie à l’institution, et les acteurs qui devaient être présents en septembre viendront dès le mois de juin.

 

Ce moment inédit est-il propice à concevoir une nouvelle vision de la culture ?

Le théâtre depuis 2500 ans est passé par tellement de censures, de guerres, d’épidémies. Il n’y a aucune raison qu'il ne trouve pas son chemin à travers ce Covid-19. Puisque le chemin traditionnel est bouché, il faut en trouver un autre.

Mon axe n’est pas de faire actuellement le procès de ce que la culture a à modifier ou de ce qu’elle ne fonctionnait pas. Pour l’instant le discours doit se soustraire aux actes. Il faut agir, c’est ce que vais tenter. Des expériences qu’on va vivre, des tentatives qui vont peut-être échouer à un moment, réussir à un autre, on pourra tirer les vraies conclusions. La culture doit se penser de manière plus solidaire, plus proche, plus juste aussi. La course à la création est peut-être arrivée à son terme. Les artistes créent, mais les spectacles ne sont pas forcément tous joués pour le plus large public. La question va se poser de l’équilibre entre accessibilité et création.

Je crois aussi que ces maisons qui doivent rayonner sur le plan national et international s’appuient sur des projets qui sont toujours très lourds. Il y a aussi une multiplicité d’artistes qui n’ont pas accès à ces maisons alors que de manière plus humble ils font des choses merveilleuses aussi. En tant que metteur en scène, je vois bien que mes gros projets intéressent davantage que mes petits.  Nous ne sommes plus au stade des maisons de la culture, on a peut-être dépassé celui des centres d’art dramatique, il faut peut-être inventer, c’est en tout cas ce que je vais proposer au Quai, des maisons des cultures.

Avec la génération nouvelle, qui a accès à Internet, chaque culture a sa valeur et doit pouvoir se retrouver dans les lieux où on va. Des lieux où l’on partage des parties de carte, des ateliers du goût, de danse traditionnelle et de hip hop, etc. Ce serait heureux pour ces maisons que toutes les cultures s’y croisent. Certaines ont été laissées sur le bord. Pour éviter l’entre-soi, alors que nous sommes limités aux 100 km, j’ai demandé à des artistes de la région de faire des propositions de petites formes. Et si on invente ce théâtre corona-compatible, il va falloir qu’on s’inspire des artistes de la rue. Ce sont les premiers à savoir s’adapter à tous les dispositifs extérieurs.

 

Où en êtes-vous de votre propre création ?

Là je me concentre sur l’invention d’une offre culturelle pour le public. C’est ce qui m’importe. Et je vais mettre les mains dans la tambouille. Pour mes autres créations, j’ai dû faire le deuil de toutes les annulations des tournées d’Arlequin et du Jardin de silence, le report de l’opéra Macbeth Under World à l’Opéra-Comique, c’est vraiment triste parce que c’est un opéra contemporain et qu’on n’a pas tant de compositeurs contemporains en France, et le report de Starmania pour lequel devaient commencer les répétitions. L’autre deuil c’est aussi l’impossibilité de monter Henri VI / Richard III que je devais porter au Quai, et que je ne pourrai pas présenter au public la saison prochaine pour des raisons à la fois sanitaires et de complexité de montage de production. Et puis il faut pouvoir s’assurer que les gens pourront rester enfermés pendant 24 heures. D’ailleurs ça nous amène à penser des formes qui sont plus humbles. Henri VI / Richard III nous le ferons quand ce sera possible de s’enfermer tous ensemble dans les théâtres.

 

Qu’en sera-t-il de votre création de cet été ?

Il y aura peu d’acteurs. Je n’ai pas encore décidé du texte, j’attends les directives pour les répétitions. Comme il n’était pas prévu, la production se fera en interne avec ce qu’on trouvera dans le théâtre, costumes, décors… Nous allons essayer de mettre en place et en valeur les potentiels créatifs de cette maison.

 

Ce qui ressort c’est que face au négatif, les artistes sont dans le faire.

Oui, si le travail de deuil est très lourd, et il l’est pour tout le monde, la seule façon que j’ai trouvé d’en sortir c’est de me remettre en action. Acteur vient peut-être de là. Agir pour arrêter de subir.

 

 

BIO : Thomas Jolly, 38 ans, a été la révélation du festival d’Avignon en 2014 avec la suite des Henry de Shakespeare. Il a dû abandonner l’opéra Macbeth Under World créé pour l’Opéra-Comique, sa recréation de Starmania et l'intégrale Henri VI / Richard III qu'il voulait présenter au public du Quai,  Centre dramatique national d’Angers dont il a pris la direction en janvier 2020.

 

 

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