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Mot de passe oublié ?Alors que l'on s'émerveille, depuis leur découverte en 1940, des dessins de la grotte de Lascaux réalisés il y a 17 000 ans, que dire des premières traces iconographiques inscrites dans la nature par les aborigènes il y a 30 000 ans ? C'est un saut gigantesque dans le temps que nous fait accomplir la nouvelle exposition du musée Paul Valéry à Sète, qui accueille une sélection d'œuvres aborigènes du collectionneur Paul Montagne. Ce dernier souhaité partager sa passion pour une culture qui, depuis plus de 65 000 ans, se transmet sans jamais s'être interrompue jusqu’à aujourd’hui, et ce malgré les effets dévastateurs d’une colonisation brutale. Si la culture aborigène est la plus ancienne du monde c'est sans nul doute parce qu'elle s’inscrit depuis ses origines dans une forme singulière de résistance, celle de l’attachement qui lie un peuple à sa terre. Un lien d'appartenance célébré par différents rituels qui rappelle à la mémoire l’esprit des plus lointains ancêtres, célébré aussi par une production visuelle qui traduit cette mémoire de la terre et qui, depuis les années 50, s’offre au regard et au marché des occidentaux.
La culture aborigène ne procède pas de l’écrit, et son art a rarement été traité par les historiens. En outre, après la colonisation anglaise, des échanges se sont maintenus avec les populations anglo-saxonnes, très peu avec le reste de l'Occident. D'où une grande méconnaissance d'une culture et d'un art, que l'exposition de Sète devrait corriger. Devant les tableaux, tous très colorés, le sentiment d’étrangeté prévaut. D’autant qu’il est impossible d'observer ces productions comme nous avons appris à observer toute œuvre d’art, les procédés sont bien éloignés de nos académismes. Et c’est ce qui rend leur découverte passionnante.
Des paysages mentaux. Cérémonies, danses, chants, dessins sur les corps, se conjuguent depuis des milliers d’années pour entretenir la mémoire des multiples communautés aborigènes et des paysages où chacune vit. « Il s’agit de reproduire mentalement la vie », résume le collectionneur Pierre Montagne, à qui l’on doit cette exposition. La démarche est très éloignée de ce que l’histoire de l’art occidental enseigne et transmet. Pour apprécier les œuvres exposées, il faut se téléporter dans le Désert central, le bush australien, dans l'Australie méridionale-Api, à l'ouest, au sud et au nord (en terre d'Arnhem) de l’immense continent. Dans ces régions, semi-arides et peu peuplées, les aborigènes se sont répartis en petits groupes, avec chacun leur langue, pour maintenir la mémoire des ancêtres ayant habité leur terre, et forgé leur paysage. Leurs histoires se transmettent, elle se partagent en rituels, se peignent sur le corps, se rêvent, se chantent, se dansent, se trace sur le sable, sur la roche, sur l’écorce de l’arbre. D’une communauté à une autre, d’un paysage à un autre, d’une langue à une autre, l’iconographie et le mode d’expression diffèrent, le support aussi. On le ressent en parcourant l’ensemble de l’exposition. Le vocabulaire devient peu à peu familier, cercles concentriques, demi-cercles, pointillés, stries, pattes d’oiseau, contours animaliers, figurations de la Terre d'Anhem, mais le sens donné à chaque composition est connu uniquement des auteurs, seules et seuls à connaître le secret de vie d’un ancêtre. Dès leur naissance, puis si la communauté l’en juge digne, ils reçoivent la charge de sa mémoire et, d’une communauté à une autre, d’une géographie à une autre, les nuances de traitement opèrent une grande diversité de « paysages mentaux ».
Un art transposé dans le XXIe siècle. « Ces formes sont longtemps restées réservées au domaine rituel mais la pression coloniale exercée par les Européens depuis la fin du XVIIIe siècle a obligé certains groupes à déclassifier une partie de ces images sacrées pour les rendre accessibles au public », explique dans le catalogue de l’exposition l’anthropologue Arnaud Morvan. Parti dans les années 2000 étudier l’art aborigène, le chercheur a côtoyé les huit artistes aborigènes sélectionnés pour le musée du Quai Branly. Pour éclairer la transformation qui s'est opérée au milieu du XXe siècle parmi les peintres aborigènes initiés, Arnaud Morvan rappelle l’exemple le plus connu de ce transfert de la sphère rituelle au domaine artistique : « La cartographie mythique du désert de l’ouest », celle appartenant à la communauté Papunya, au sud du désert central, a été transposée pour la première fois en février 1971 sur le mur d’une école. Un petit groupe d’hommes initiés, menés par trois Australiens, y ont transposé à l’acrylique « les motifs semi-secrets de l’itinéraire totémique sur lequel la communauté était construite. Ces signes reproduisaient les traces laissées par les ancêtres totémiques, à l’origine des lieux et paysages actuels du désert australien, explique le chercheur qui, dans le catalogue de l’exposition, décrit le répertoire de ces signes. L’initiative d’un telle transposition a donné naissance « à l’un des plus importants mouvements artistiques de la fin du XXe siècle. Ces peintures ont été rapidement collectionnées par les musées et amateurs du monde entier ».
L’art aborigène, Collection Pierre Montagne. Du 10 juin au 26 septembre 2021, de 9h30 à 19h, au Musée Paul Valéry, 148 rue François Desnoyer à Sète.