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Mot de passe oublié ?Quand en septembre 2018 McDonald’s a présenté le projet de reprise de son restaurant situé sur le rond-point de Saint-Bathélémy, Chemin de Sainte-Marthe dans le 14e arrondissement de Marseille, beaucoup ont cru à une nouvelle histoire marseillaise. L’arrivée d’un investisseur souhaitant y installer un fast-food asiatique halal était annoncée. Non pas qu’il n’y ait pas de musulmans en Asie, ni que ces derniers ne mangent pas de nourriture halal, mais quand on parle de restaurant asiatique on pense spontanément à un établissement proposant une cuisine Thaï, Vietnamienne, Cambodgienne… sans référence aux rituels musulmans. Alors forcément ça a surpris. S’il y en a un qui n’a pas desserré les mâchoires ce jour-là c’est bien Kamel Guémari. « Nous avions l’intuition qu’il s’agissait d’un repreneur de paille. Nous sommes allés en Tunisie où se trouve le siège de la société et nous avons pu vérifier qu’il ne disposait pas des moyens financiers pour mener à bien un tel projet », raconte-t-il. Résultat, le tribunal de commerce de Marseille a rejeté l’offre de reprise.
Une inauguration chaleureuse un samedi soir glacial Quatre ans plus tard, changement d’ambiance, cette fois Kamel affiche un large sourire. Nous sommes le 10 décembre dernier. Sur l’estrade montée sur la terrasse du restaurant ont pris place le maire de Marseille Benoît Payan, le chef trois étoiles du Petit Nice Gérald Passédat, le militant associatif ayant dirigé Emmaüs et la Fondation Abbé Pierre au niveau régional Fathi Bouaroua, Kamel Guémari celui qui a mené avec ténacité durant tout ce temps le combat pour que survive le lieu et, avec eux, l’équipe qui y travaille désormais. Malgré le froid glacial, les doudounes et les bonnets, l’inévitable retard du premier magistrat de la ville, l’ambiance est bon enfant. On interpelle le maire pendant son allocution pour qu’il n’oublie pas de citer tel ou tel quartier riverain du rond-point, on applaudit, on rit, on tire un feu d’artifice et pour finir, on hésite à cause de la température polaire à esquisser quelques pas de danse sur la playlist préparée par Imhotep du groupe IAM pour prolonger la soirée. Ce soir c’est l’inauguration officielle de L’Après M, le premier fast-food social et solidaire de l’histoire de France, qui se targue aussi de servir un menu « fastronomique ». C’est grâce à une longue chaîne de solidarité qu’on en est arrivé là.
Au départ un mouvement social sur un territoire paupérisé Tout commence donc en 2018 quand les salariés de l’établissement situé au Nord de Marseille, au croisement de quartiers et de cités parmi les plus paupérisés de la ville, entament un mouvement social pour réclamer de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail. Le restaurant appartient à un franchisé, qui en gère plus de vingt dans le département et, le mouvement parti du 14e arrondissement fait tache d’huile. En pareil cas, qu’il s’agisse d’un franchisé ou pas, la stratégie de McDo a depuis longtemps été éprouvée : on ferme et chacun rentre chez soi. Mais là, dans ce secteur de la ville où le taux de pauvreté dépasse les 40%, la décision ne passe pas. « Le centre commercial du Merlan situé à quelques centaines de mètres et le fast-food constituent les principaux employeurs du secteur », explique Sylvain Truc, en charge de la communication de L’Après M. Le jeune-homme fait partie de ces citoyens militants et bénévoles venus soutenir Kamel quand celui-ci s’est retrouvé seul ou presque à occuper les lieux pour en empêcher la fermeture.
Un laboratoire d’innovation sociale L’occupation des lieux n’a pas été passive, elle a conduit à l’élaboration collective d’un nouveau projet alliant restauration rapide et solidarité. Quand en décembre 2019 le tribunal de commerce finit par prononcer la liquidation judiciaire pas mal d’idées ont germé au sein de ce McDo devenu un véritable laboratoire d’innovation sociale. La crise de la Covid est proche, on ne le sait pas encore mais dans trois mois le confinement va être décrété, les restaurants et de nombreux autres commerces vont devoir fermer leurs portes. Les structures en charge de la collecte et de la distribution de l’aide alimentaire sont elles aussi prises dans le casse-tête du sans contact. Sur le rond-point on se dit que la fenêtre du drive permettrait de distribuer cette aide sans risque sanitaire. Le système se met en place, sans agrément mais grâce aux dons émanant des particuliers, des commerçants et des distributeurs, qui viennent apporter leur contribution. Ainsi naît Le village, un espace récupéré sur l’emprise foncière du restaurant pour la réception, le stockage et la conservation des produits alimentaires, pour la préparation des colis. « A ce jour environ 200 000 colis ont été distribués » révèle Sylvain car même après la fin des confinements, la distribution n’a pas cessé. Aujourd’hui, Le Village est un pilier fondamental du fast-food social et solidaire.
Une société coopérative pour le territoire et ses habitants Homme d’expérience de l’économie sociale et solidaire, Fathi Bouaroua va aider à mieux structurer le projet. « Quand je suis arrivé au début du confinement il y avait plus de 200 personnes ici, j’ai participé à faire évoluer le projet vers des concepts et des choix correspondant aux orientations que les gens voulaient prendre », confie-t-il. En clair, le collectif va constituer une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC), L’après M, dont l’objet est la gestion du restaurant dont nul ne doute de la remise en service. Mais au-delà du resto lui-même, chacun pressent qu’il y a ici un enjeu de territoire. En vertu de leur statut officiel, les SCIC ont justement pour vocation "la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif qui présentent un caractère d’utilité sociale". « Habituellement les SCIC ne naissent pas d’une lutte sociale. Ce sont les coopératives ouvrières ou de salariés qui en sont issues. Ici la lutte aboutit à une structure qui bosse sur le territoire. C’est en cela qu’il y a une innovation sociale. Que des salariés et des habitants créent ensemble une coopérative, c’est inédit », poursuit Fathi.
L’ADN de L’Après M La création d’emplois sur une zone économiquement sinistrée, la distribution d‘aide alimentaire et même l’accompagnement social des jeunes en besoin d’insertion s’inscrivent pleinement dans l’objet du statut des SCIC. « Ici c’est L’Après M, nous avons nos valeurs, quand quelqu’un vient postuler pour un emploi et qu’on ne peut pas le recruter, nous ne pouvons pas nous contenter de lui opposer un refus : nous avons une vocation sociale sur le territoire. » Pascale Spédale est travailleuse sociale, membre du collectif elle s’occupe des dossiers des jeunes embauchés par la SCIC en contrat d’insertion avec le feu vert de la préfecture. « Je suis à l’écoute de leur projet professionnel, de leurs attentes, de leurs besoins en formation. Cela me permet de les adresser à la structure qui convient le mieux à leur situation : la mission locale, Pôle emploi… », précise-t-elle.
Et la ville rachète le McDo Il y avait un autre écueil à passer sans s’échouer pour mener le projet à bon port, celui de la propriété des lieux. Il ne fallait pas que l’occupation soit déclarée illégale. En mai 2021 le collectif a créé La part du peuple, une Société civile immobilière chargée de lever des fonds pour le rachat. Environ 10 000 personnes auraient acheté une ou plusieurs parts, à 25 euros l’unité, ayant permis de lever près de 50 000 euros, selon Sylvain Truc. Mais c’était loin du compte. « Nous voulions acheter nous-même », poursuit Fathi Bouaroua, « une semaine plus tard le maire nous a fait savoir que ce n’était peut-être pas la peine, que la ville pouvait s’en charger », et c’est ce qu’il fit. La collectivité a fait jouer son droit de préemption. L’ancien McDo a été racheté au prix des domaines, pour 600 000 euros et un bail précaire accordé à la SCI. « Quand vous êtes venus nous voir pour nous demander d’acheter cet ancien restaurant nous avons tout de suite compris à qui nous avions à faire, nous avons tout de suite été convaincus », leur a lancé Benoît Payan le soir de l’inauguration, estimant que l’ouverture de L’Après M « est aussi le combat de tout un quartier qui nous rend fier d’être marseillaises et marseillais ». Du coup, l’argent récolté par La part du peuple a connu une autre destination. Il a été reversé au Village pour l’achat de denrées alimentaires. C’est d’ailleurs un marqueur du modèle économique élaboré pour gérer la structure. Les excédents dégagés par le fast-food seront destinés à l’aide alimentaire.
L’apport du restaurant solidaire Le République L’occupation du McDo avait permis de préserver l’outil de travail, tout l’équipement de la cuisine et le mobilier en l’occurrence. Il ne manquait plus qu’un chef aux commandes. C’est Sébastien Richard du restaurant gastronomique et solidaire Le République à Marseille qui a commencé à s’atteler à la tâche. Dans son établissement on sert le midi un menu à 25 euros, entrée-plat-dessert. 25 euros c’est le prix commun, mais pour les personnes percevant les minimas sociaux, suivies par les services et associations d’aide aux plus démunis, le tarif est à 1 euro. Il leur suffit de se signaler au moment de la réservation et elles paieront en toute discrétion une note modique. Il n’a pas été très étonnant de voir Sébastien Richard s'embarquer dans L’Après M, d’autant que l’association qui gère son restaurant a aussi pour vocation la formation de jeunes en insertion. Pour soutenir la création du République, il a mobilisé une kyrielle de chefs étoilés dont Gérald Passédat du Petit Nice. Ce dernier s’est engagé dans l’aventure de L'Après M, concoctant l’OVNI, une gamme de burgers faisant rentrer le célèbre sandwich dans une autre dimension.
Un chef trois étoiles aux commandes de l’OVNI « Je pense qu’il ne me reste plus grand-chose à prouver et j’ai tellement envie de faire plaisir, de léguer un petit peu mon savoir à des gens qui comme mes grands-parents italiens viennent de l’immigration. Nous avons commencé tout petit pour arriver tout en haut. Je pense que cette chance là tout le monde doit l’avoir. », confie-t-il pour expliquer son engagement. Les ovni-burgers de Passédat, au poisson ou à la viande, sont scellés, ce qui leur donne une forme de soucoupe volante. Fini les ingrédients qui s’échappent du sandwich par le bord opposé chaque fois qu’on en croque un morceau. Au-delà de l’innovation technique ces burgers signature se caractérisent par leur inspiration culinaire méditerranéenne, la qualité des ingrédients choisis, leur qualité gustative, leur texture et, le menu est servi à 9,80 euros, 1 euro de plus que le menu traditionnel. Gérald Passédat est venu former les gens, régulièrement il prend la cuisine en main. Cela fait bientôt deux ans qu’il vient pour leur enseigner le savoir-faire, mais surtout, dit-il, « la rigueur que l’on doit avoir absolument dans ce métier. La rigueur ne signifie pas que le travail n’est pas sympa, mais elle est essentielle pour l’hygiène alimentaire, pour le respect de la chaîne de production, pour arriver à sortir quelque chose qui professionnellement tienne la route ».
Qu’il respecte nos vies et notre territoire Alors oui, en cette soirée glaciale du samedi 10 décembre Kamel Guémari a chaud au coeur, et avec lui toute l’équipe de L’Après M jubile. Quel parcours et quelle volonté que celle de cet homme âgé d’une quarantaine d’années ! Il est rentré comme équipier dans ce fast-food en 1998, à tout juste 17 ans. Si certains ne voient dans McDo qu’une multinationale de la restauration rapide et dans ses restaurants des temples de la malbouffe, Kamel dit y avoir « trouvé une famille ». Lui, le jeune de la cité de la Savine arrivé « en perdition, en perte de confiance en soi », dit avoir rencontré des « travailleuses et des travailleurs qui m’ont tendu la main, qui m’ont appris à travailler en équipe, qui m’ont appris à grandir et à saisir des opportunités pour évoluer ». Il garde en lui une profonde indignation vis-à-vis de ce géant américain venu profiter des avantages fiscaux dont bénéficiaient les investisseurs dans les zones franches urbaines et qui d’un claquement de doigts décidait d’abandonner le navire. « En venant ici il nous a vendu un rêve. Nous ne voulions pas nous mettre en grève contre Mc Donald’s, simplement qu’il respecte nos vies et notre territoire ».
Une ZAD, une Zone À Développer Au plus fort de son activité McDo employait jusqu’à 85 personnes dans ce restaurant. A l’heure du redémarrage l’équivalent temps plein de 20 emplois d’insertion a été créé. « Nous avons essayé de sauvegarder et de faire redémarrer ce petit ascenseur social pour des personnes qui ont eu une vie cabossée. C’est pour ça que nous nous sommes battus. Aujourd’hui nous sommes une ZAD, une Zone À Développer et nous comptons bien y parvenir ». L’après McDo est en train de s’écrire. Kamel, lui, ne fait pas partie des salariés il est là en tant que bénévole, vivant des allocations chômage. Président de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif il entend bien passer la main d’ici quelques mois, « pour voler de mes propres ailes. Mais, prévient-il, je resterai bénévole". On n’abandonne pas sa famille.