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Mot de passe oublié ?Les faits se sont produits de 1988 à 2018, à partir de quel moment vous êtes-vous intéressée à cette affaire ?
Je m’y suis intéressée à partir du moment où le violeur a été arrêté fin février 2018. On apprend alors qu’à Maubeuge dans le Nord de la France un homme a été arrêté, soupçonné d’avoir commis des dizaines d’agressions sexuelles et viols pendant trois décennies le long de cette route de 27 kilomètres entre son domicile et son travail. C’est alors que je décide de m’y intéresser parce qu’elle m’interpelle, parce que je ne comprends pas comment cela a été possible. Quand j’ai commencé à travailler il n’avait pas été condamné et n’avait pas avoué tous les faits. Moi je défends un journalisme de temps très long. On n’enquête pas sur les violences sexuelles comme sur n’importe qu’elle autre affaire. Ça demande des précautions, d’accepter d’attendre des mois avant que quelqu’un ne parle. En fait, je pars d’un fait divers mais ce qui m’intéresse c’est ce qu’il raconte de notre société et de la manière dont ont été traitées les victimes de viols durant ces trente années.
On a l’impression qu’il s’agit d’avantage d’une radioscopie sociale que d’un fait divers.
Ce qui m’intéressait dans cette histoire c’est ce qu’elle raconte de plus grand qu’elle, les dysfonctionnements de nos institutions autour de la question du viol et la façon dont ça a évolué. Ça commence dans les années 80 et ça se termine avec les années #Me Too, on est vraiment sur une période de bascule sur ces sujets-là.
Les dysfonctionnements que vous révélez sont multiples. Comment expliquer ?
Ce dysfonctionnement c’est celui de toute une société. Le premier, vient du silence imposé autour des crimes sexuels. Il fabrique l’impunité et a permis à Dino Scala* de continuer, c’était comme s’il ne se passait rien. Personne n’en parlait, les femmes n’en parlaient pas tellement et on les comprend parce que c’est compliqué pour elles, on n’en parlait pas dans la presse, les politiques ne s’emparaient pas du sujet à part la maire de Louvroil. Le message envoyé c’était qu’on peut violer et qu’il ne se passera rien. Le violeur a pu agir pendant 30 ans grâce à ce silence de plomb qui a été sa première armure.
Oui mais comment expliquer cette minimisation de la part de la police ?
Parce qu’on considère que ce n’est pas grave, qu’on est gêné peut-être. Il y a une confusion, comme si l’agression sexuelle était une forme de sexualité, c’est une méconnaissance terrible de cette criminalité. On voit que les policiers ne comprennent pas pourquoi les victimes ne se défendent pas, ils ignorent tout du phénomène de sidération qui fait qu’une victime se retrouve comme un lapin dans les phares d’une voiture. Et puis il y a quand même un abîme très, très profond, on va demander aux victimes comment elles sont habillées pour savoir si elles n’auraient pas été à l’origine de l’agression.
A ce propos, comment réagissez-vous aux injonctions de certains établissements scolaires à propos de la tenue vestimentaire des jeunes filles ?
Je ne sais pas ce que représentent les jeunes filles pour certaines personnes, à quoi ça renvoie chez elles, mais il est vrai qu’un certain nombre de chefs d’établissements sont obsédés par l’idée de régenter leur habillement. Ça se passe aussi dans le milieu professionnel où des femmes vont recevoir des remarques à propos de leur tenue, de leur coiffure. Aujourd’hui, et c’est intégré dans les usages, dès qu’une instruction judiciaire est ouverte pour viol le juge d’instruction demande systématiquement une expertise psychiatrique de la victime. Normalement c’est pour mesurer le retentissement psychologique du viol, mais pendant longtemps on demande à l’expert, et c’est spécifique aux affaires de viols, si la victime n'avait pas des tendances mythomanes ou affabulatrices. C’est quelque chose qui tend à disparaitre dans l’usage des juges d’instruction. Mais, j'ai vu des cas dans lesquels on pensait que lds adolescentes inventaient un viol pour cacher une sexualité qu’on pourrait estimer trop précoce, ou pour maquer une grossesse.
Pour revenir au violeur de la Sambre, le dysfonctionnement c’est aussi celui la justice ?
Quand on arrive devant la justice c’est déjà qu’on a franchi beaucoup de barrières, mais heureusement les pratiques ont évolué. On a aujourd’hui une formation et une connaissance de la criminalité sexuelle et donc des victimes, qui évolue de même que les pratiques. Mais cela reste insuffisant. L’un des principaux problèmes de la justice reste une forme de maltraitance institutionnelle vis-à-vis des victimes qui sont rarement informées, qui ne disposent pas de canaux d’information et avec qui la justice ne partage pas un langage commun. C’est une révolution que n’a pas su faire l’institution judiciaire.
C’est une période qui chronologiquement peut être rapprochée de l’affaire Dutroux, de celle des disparus de l’Yonne, est-ce que vous faites un lien entre ces affaires ?
Il y a plusieurs liens évidents. Ce sont des affaires avec une dimension de crime sexuel. Il s’agit d’une criminalité sérielle avec des gens qui recommencent tant qu’on ne les arrête pas. Ces trois affaires ont mis en évidence les dysfonctionnements des institutions sur le sujet. Une incapacité à prendre correctement la parole des victimes, une forme d’indifférence qui a conduit à des catastrophes judiciaires. Il faut savoir que pendant très longtemps en France comme en Belgique la police ne savait pas enquêter sur les criminels en série, on pensait que c’était un truc américain. Ça va changer en 1997 avec l’affaire Guy Georges. La police va adapter ses méthodes, recouper les informations, comprendre que les criminels en série agissent de manière répétitive et ritualisée. Mais la France et la Belgique ne vont pas en tirer les mêmes leçons. L’affaire Dutroux a été un scandale d’État, il faut se souvenir des marches après l’affaire, la Belgique a repensé intégralement sa manière d’accueillir les victimes et d’organiser la police judiciaire. Ce scandale n’a pas éclaboussé la France. Dans l’affaire du violeur de la Sambre une majorité des viols et agressions ont eu lieu en France mais une partie aussi en Belgique. J’ai pu constater que les victimes Belges n’ont pas été reçues de la même manière qu’en France, parce que la Belgique avait mis en place un système d’accueil des victimes dans les hôtels de police et palais de justice. Et encore aujourd’hui ça a été difficile pour les victimes Belges de venir témoigner en France parce qu’elles se sont retrouvées sans l’accompagnement beaucoup plus avancé qui existe dans leur pays.
#Me Too a permis de faire bouger les choses ?
Durant ces trente années on voit que le sexisme recule, même avant #Me-Too. En 1994 on modifie le code pénal. Les crimes sexuels considérés jusque-là comme des atteintes aux bonnes mœurs et à la morale, c''est-à-dire à la société, deviennent des atteintes aux personnes. La révolution #Me Too est extrêmement importante parce qu’on se rend compte que ce ne sont pas des crimes et délits marginaux. La libération de la parole collective a permis à un certain nombre de personnes de se rendre compte qu’autour d’elles la plupart des femmes étaient concernées. C’est une prise de conscience qui évidemment ouvre les yeux sur l’importance de ces crimes. Le chemin est encore long mais on va dans le bon sens. Dans le procès de la Sambre le sujet n’était pas de savoir combien l’accusé allait prendre, c’était d’obtenir une réparation de trente ans de dysfonctionnements judiciaires.
Avez-vous à travers ce livre une intention d’ordre féministe ?
Pour moi le féminisme va de pair avec l’humanisme. Mais il est vrai que si je me suis lancée dans cette enquête c’est aussi parce que je me suis sentie encouragée par # Me Too pour traiter ce sujet-là en tant que journaliste. Aujourd'hui une maison d’édition dit plus facilement oui à ce type d’enquête. Le service public ,France Télévision, se dit que c’est important de l’adapter et d’en faire une série. De fait ils n’ont jamais eu en replay une audience pareille parce que forcément ça intéresse.
Vous êtes coscénariste de la série Sambre, comment passe-t-on de l’enquête journalistique à la fiction ?
Avec la série le propos est le même mais avec sous forme de fiction. J’ai voulu aller vers la fiction parce que je pense qu’elle a le pouvoir de faire intrusion dans l’imaginaire collectif de manière très puissante. La fiction a une force de frappe en fait, et sur ce sujet-là ça me semblait important. Et puis ça permet de sortir un fait divers de sa particularité, et d’en faire quelque chose de plus universel. L’autre force de frappe de la fiction télévisuelle, c’est de toucher des millions de personnes.
* Arrêté en février 2018 et accusé de 56 viols, tentatives de viols et agressions sexuelles, Dino Scala a été condamné en juillet 2020 à 20 ans de réclusion criminelle.