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Mot de passe oublié ?Avec une pièce, Ex Machina, Carole Thibault a décidé à 50 ans de se raconter. Se raconter depuis son cheminement d’actrice dans les années 90 jusqu’à sa nomination au poste de directrice d’une institution, le Théâtre des îlets à Montluçon, le plus petit des 38 centres dramatiques nationaux. De tout son corps, de toute sa verve, la comédienne met en scène les épreuves que chaque femme doit surmonter « pour survivre à l’enfance, puis rester debout malgré les coups ». Ce combat produit un face à face magistral avec le patriarcat dominant. « C’est un combat dans lequel on nous met, ce n’est pas un combat que je cherche » commente-t-elle.
Autrice, metteuse en scène, comédienne, Carole Thibaut n’hésite pas à prendre la parole, comme au Festival d’Avignon dont l’édition 2018 annonçait être traversée par la thème du genre et le féminisme. En phase avec la proposition, elle exprima sans détour la réalité de l’inégalité criante entre femmes et hommes dans l’art vivant. Depuis, les choses ont bougé, les quotas sont imposés, de plus en plus de femmes se hissent à la direction de scènes nationales, le conservatoire a même décidé la parité entre textes anciens et contemporains. Mais les esprits de la culture, qui se disent ouverts, intelligents, démocrates, évoluent peu. Il reste beaucoup à faire, Carole Thibaut en est convaincue. Il ne faudrait pas pour autant réduire cette artiste à son combat féministe, sa création n’a rien de militant.
Pour elle, le théâtre c’est « raconter à travers de toutes petites choses, comme à travers une loupe, aller scruter au plus singulier, dans les détails, pour faire éclater ou éclairer le politique et l’universel ». Son processus créatif part toujours du point de vue de l’intime, « pas pour se gratter le nombril » mais pour éclairer quelque chose de très puissant, et toucher à l’universel. « La plupart des hommes, on les a élevés comme ça, ont besoin de s’affirmer très fortement dans un pseudo universel, une norme imposée de la pensée dominante qui n’a rien d’universel. Les femmes n’ayant pas la fonction de devoir occuper les autoroutes de la pensée, vont travailler à des endroits plus singuliers. C’est avant tout la singularité qui m’intéresse chez les artistes. » Le théâtre est un art de la métaphore, de la fable, rappelle l’autrice et metteure en scène. Quoiqu’il se passe c’est une fable. Même son Longwy-Texas, dont la forme est celle d’une conférence spectacle et qui s’appuie sur des éléments documentaires, est un récit fictionnel. Elle y raconte sa toute petite enfance et son adolescence dans la cité minière de Lorraine, qu’elle définit comme une cité des pères, les hommes de sa famille au travail, les femmes au foyer. Son regard, très respectueux, éclaire le fond de révolte qui a alors couvé en elle. Pas de violence physique mais un écrasement, une humiliation, dont la violence marque l’être à jamais. De sa belle énergie, Carole Thibaut expose son expérience de vie, et du même coup réveille les vieux fantômes, les vieilles peurs enfouies, faisant prendre conscience et entendre le chemin parcouru autant que celui qui reste à faire.
Pour sa pièce, Un siècle, elle est allée « chercher des récits aux endroits où on ne les entend pas. Des récits qu’on ne met pas en jeu, qu’on ne réécrit pas. " C’est terrible pour notre société parce que ce sont ces endroits qu’on prive d’une place dans le récit national. Ce sont ces endroits qui vont mal, vont se replier sur eux-mêmes et seront dans le rejet parce que c’est terrifiant d’être privé de récit. » Le théâtre de Carole Thibault travaille justement ces vies en récits, dont « la force et la singularité, c’est qu’on ne les entend pas ». Et c'est précisément ce qui l'intéresse. Dépasser les peurs, les empêchements, le renoncements. Pas de sujets à la mode, pour elle qui va chercher les endroits du silence, de fragilité, d’autocensure, pour inventer le théâtre. « Un siècle, qui raconte un bout de l’Histoire à travers une petite communauté humaine, a eu un très fort impact à Montluçon. Dans cette toute petite ville, en déshérence économique et au milieu d’un territoire rural très isolé, la relation du théâtre avec la population compte beaucoup ».
En créant Ex Machina elle a eu très peur de ne pas intéresser « parce que ça parle de quelque chose qui est très lié au théâtre ». Elle a été bouleversée par les retours des gens, des gens de toutes les générations, depuis des lycéens, garçons et filles, à des personnes âgées qui n’avaient rien à voir avec le théâtre. « Je me souviens d’un ancien réfugié espagnol de 80 ans qui ne vient jamais au théâtre mais sa petite-fille lui avait offert une place. Il m’a écrit une carte postale où il disait que le spectacle lui avait fait penser à sa mère qui était dans le groupe de résistance féministe espagnol. J’ai été bouleversée que des gens à des endroits très différents reçoivent le spectacle très fortement ».
Ses engagements féministes sont, elle en est certaine, des obstacles dans son parcours professionnel. « On me le renvoie beaucoup. Mes spectacles ne sont pas militants, mais notre société est tellement baignée dans une culture patriarcale que, même si beaucoup affichent une opinion autre, la féministe reste encore l’ennemie à abattre. On affiche l’égalité, par exemple mais pas le féminisme. Or qu’est-ce que le féminisme ? »