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Mot de passe oublié ?Figure littéraire majeure de l’Europe du début du XXe siècle, Kafka laisse un monde d’antichambres, de couloirs, de procès sans motifs ni issues, de dossiers complexes, de créatures fascinantes. Le projet Voyages avec K, conduit par ma metteure en scène Élise Vigier, est né d’une collaboration européenne avec plusieurs écoles, conjuguée aux écrits de Leslie Kaplan qui noue depuis longtemps une amitié littéraire avec Franz Kafka. La performance produite ce 24 mars à Rennes, où est basée la Compagnie des Lucioles, était tout à la fois un voyage entre la pensée existentielle d’un auteur du XXe siècle et la jeunesse du XXIe siècle, un voyage entre les langues, le suédois d’étudiants du Theatre Academy de Malmö, l’allemand d’élèves de l’école HfS Ernst Buch de Berlin, le français d’une élève de la Haute école du Rhin de Strasbourg, du comédien Marc Bertin et du danseur Jim Couturier, un voyage interdisciplinaires de performeurs.es, scénographe, marionnettistes, comédiens.
Pour mener ce voyage, l’auteure franco-américaine Leslie Kaplan a confié pour la deuxième fois à Élise Vigier deux de ses romans pour leur donner un écho sur la scène. Après Le monde et son contraire - Portrait Kafka, qu'elle avait écrit pour le comédien Marc Bertin qui incarnait l’écrivain, au côté du danseur Jim Couturier, Voyages avec K prend une forme chorale traversée de passages écrits par Leslie Kaplan et par la réception que les jeunes étudiants ont eu de sa perception de Kafka.
Une forme chorale. Aucun acteur cette fois pour incarner l’illustre écrivain. Si on retrouve Marc Bertin et Jim Couturier, c’est entourés de la nouvelle génération formée aux arts vivants. Tous embarqués pour une audacieuse traversée dans le temps et l’écriture avec l’idée de ramener un Kafka quasi contemporain. Voyages avec K reprend des passages d’ouvrages de Kaplan, Le monde et son contraire (2021), Encore une fois le monde et L’aplatissement de la terre (2022), et plusieurs questions posées par l’auteure comme « Un étranger, c’est quoi ? Est-ce que j’ai de l’étranger en moi ? », ou bien « Ce que je veux être, ce que je ne veux pas être », Élise Vigier a donné carte blanche aux étudiants pour leurs recherches. Beaucoup n’avaient jamais lu Kafka.
La performance des jeunes Suédois révèle une vitalité, une énergie qu’on associe peu à l’écrivain. Rendu quelque peu vivant, bien que son nom circule seulement à travers les écrans, Kafka devient une marque, un concept. Alors que les écrits de l’auteur de La Métamorphose ou du Château nous font douter du monde, les outils des performeurs, copié-collé de préceptes marketing en vogue, manient les mécanismes de l’espérance du gain, avec un schéma économique parfaitement huilé reflétant intégralement les modes de persuasion consumériste.
Vertige kaléidoscopique. Les écrits de Leslie Kaplan se cognent aux références d’une jeunesse davantage accoutumée aux écrans qu’au papier des livres. Le théâtre puise ici dans l’efficacité de la performance, et des formes animées. Le texte dit par les comédiens alterne avec le mouvement des écrans qui semblent alors prendre la parole. À la question posée par Leslie Kaplan « Qu’est-ce qu’on range dans un dossier ? » La dextérité des jeunes performeurs impressionne. De clic en clic sur le clavier d'un ordinateur, un mode de pensée et d’organisation numérique imprime une valse virtuelle qui donne le vertige.
Vertige aussi de ces humanités que ce projet fait cohabiter sur le plateau. Elles se rassemblent, se dissocient, invitent à regarder les objets plastiques, les écrans, les poissons, invitent à entendre les mots de Leslie Kaplan qui passent de l’un à l’autre, dans des langues différentes, réunies par un comédien traducteur. La langue est alors interrogée, œuvre originale ou transformée par la traduction. Cette mosaïque humaine en dit finalement beaucoup de nous et de nos rapports à la littérature. La complexité, mot répété maintes fois, a ici toute sa place.
Voyage dans les identités. « On me dit que je ressemble à Kafka » reprennent plusieurs voix, « Je trouve que je lui ressemble ». Là où on pourrait s’attendre à un portrait psychologique ou littéraire, surgit une succession d’images toutes glanées sur le Net qui s’inspirent de deux photos en noir et blanc du grand écrivain. Redingote, pantalon, chemise, chapeau mou, chien, pouf apparaissent sur l’écran, désignant un nouveau portrait de Kafka dans lequel chacun peut s’engouffrer pour lui ressembler, pour faire semblant. La démarche rend l’écrivain très accessible, alors que la lecture de ses écrits exige l’effort de la pensée, conduit à produire un cheminement intérieur. La sensation d’un survol, de superficialité nous envahit alors, renouvelant l’approche du personnage. La performance théâtrale Voyages avec K rend compte d’une avancée des pratiques qui fait faire un pas de côté à une certaine littérature.
Voyages avec K, Leslie Kaplan texte, Élise Vigier mise en scène. Avec Marc Bertin comédien, Jim Couturier danseur, les performer Benedicte Rea Kragskov, Emma Krafft, Liza Tegel, Sophia Krowicki, Tilde Ellen, Maja Ellborg, Per Holmqvist, Ludivine Laustriat, Almut Schäfer-Kubelka, et Victore Selze comédien et interprète.
Création de la performance le 24 mars dans le cadre du festival Nos Futurs, Les Champs Libres, Rennes. Puis, le 4 juin à l'Institut Français de Berlin.