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Jean Bellorini : « on peut dire Sophocle et parler des jeunes Afghanes aujourd’hui »

par Véronique Giraud
Le metteur en scène Jean Bellorini est l'invité du Printemps des Comédiens qui accueille les 18 et 19 juin sa création Les messagères dans l'amphithéâtre du domaine d'O. © Juliette Parisot
Le metteur en scène Jean Bellorini est l'invité du Printemps des Comédiens qui accueille les 18 et 19 juin sa création Les messagères dans l'amphithéâtre du domaine d'O. © Juliette Parisot
Arts vivants Théâtre Publié le 18/06/2024
"Je suis content de revenir à Montpellier, j'ai de beaux souvenirs dans ce Domaine d'O". Ce soir et demain, c'est dans l'amphithéâtre que Jean Bellorini donne "Les messagères", un spectacle qui a eu pour origine le sauvetage in extremis de neuf jeunes comédiennes afghanes et a donné naissance à une troublante version d'Antigone. Une aventure à la fois esthétique et humaine sur laquelle revient le metteur en scène.

Pouvez-vous revenir sur les circonstances de l’accueil en France de l’Afghan Girls Theater Group ?

Au moment où les Talibans reprennent le pays, ils sont au nord de Kaboul, une liste circule, composée d’artistes et d’intellectuels, surtout des femmes, vulnérables si les Talibans revenaient au pouvoir. En tant que directeur du TNP de Villeurbanne, je décide alors avec Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération de Lyon, que les deux théâtres s’associent pour aider ces neuf jeunes femmes artistes à fuir leur pays et les accueillir. Après quelques nuits et quelques jours à l’ambassade de France, elles ont  réussi à embarquer dans un avion cargo.

À l’époque mon intention était de les inviter officiellement pour travailler, je ne savais pas qui elles étaient. Quand elles sont arrivées, je me suis rendu compte qu’elles étaient très jeunes, elles avaient entre 17 et 23 ans. Il ne s’agissait surtout pas à ce moment-là de faire un spectacle, il s’agissait de les aider à se reconstruire, à apprendre vite le français, et à les rendre libres. Elles sont toutes à l’université actuellement.

 

En juin 2022, un an après leur arrivée, vous avez travaillé avec elles…

Oui, pour les rencontrer artistiquement. J’ai eu l’intuition de les faire travailler autour d’Antigone, que certaines connaissaient. Quelques semaines après leur arrivée, au hasard d’un repérage dans une librairie persane, j’avais trouvé la pièce en dari. La culture afghane est incroyable, je l’ai découvert à travers nos échanges, elles connaissent par cœur des poètes merveilleux. Cette rencontre fut tellement forte qu’elle m’a donné l’envie d’en faire mon prochain spectacle. Il a été ajouté à la dernière programmation du TNP, il sera repris pour ouvrir la saison prochaine et partira en tournée.

 

Ce spectacle a une incarnation unique…

On est à égalité entre la dimension artistique et la dimension humaine. Elles ont une forme de grâce, une force, elles aiment l’idée de l’incarnation et de la transposition. Avec elles, le théâtre prend une ampleur, une vertu. Par la caisse de résonance du monde, on peut dire Sophocle et parler d’elles aujourd’hui. Et la réflexion leur est venue très vite de dire : nous ne sommes pas vraiment des Antigone, les vraies Antigone sont nos sœurs qui sont restées et sont peut-être mortes aujourd’hui. Nous nous sommes des Ismène qui espérons un jour pouvoir reconstruire le monde, reconstruire l’Afghanistan.

 

D’où le titre Les messagères ?

Exactement. C’est très important de voir ce spectacle en sachant que ces jeunes femmes ont tout quitté en 72 heures et qu’elles ont cette révolte, cette puissance, cette conviction et cet espoir qu’elles sont venues pour retourner dans leur pays avec plus de savoir, d’expérience, de connaissances. Elles sont fières de leur pays, elles me racontent à quel point leur pays est beau et fort. Pour moi, c’est aussi une découverte de sentir cette fierté et cette force. C’est bouleversant d’entendre ces mots de l’Antiquité, qui parlent absolument d’elles.

Un prologue et un épilogue font écho à ce qu’elles sont. Elles évoluent dans l'eau, le spectacle commence par une fête, avec un jeu de ballon merveilleux, des cris de joie, des rires, avant que la gravité s'installe en chacune d'elles.

 

Vous avez recueilli leurs réactions à la pièce ?

Bien sûr. Surtout autour de Créon, qui pourrait être un Taliban. En même temps elles sont d’une finesse rare, on a décidé ensemble de ne pas faire une transposition un peu plaquée, arbitraire ou du moins artificielle, parce qu’il y a cette conscience que l’homme est fait du pire comme du meilleur. Et qu’on espère toujours que même Créon ne soit pas le pire, et qu’Antigone soit trouble. Cette recherche théâtrale, cette enquête humaine amènent à penser que les hommes sont plus complexes que ce qu’ils sont.

 

La complexité est précisément un dilemme dans lequel est plongée notre société…

C’est pour ça que le théâtre fait encore un peu de bien aujourd’hui, et est plus que nécessaire dans notre monde des raccourcis.

 

Vous mêlez comme toujours la musique au spectacle ?

Il n’y a pas d’instruments sur scène, mais un souffle musical. C’est quand même un grand chœur, pour moi c’est presque une grande prière, sur ce qu’elles sont, ce qu’elles ont osé être et ce qu’elles espèrent devenir.

 

Ce qu’elles transmettent tient plus d’une grandeur faisant front à la cruauté, à la barbarie, que d’une colère…

Exactement. J’espère que ce spectacle sera aussi doux que furieux. C’est la seule troupe théâtrale de femmes afghanes. Ces jeunes filles jouent toute la fureur, l’amour et le désespoir des personnages de Sophocle avec une délicatesse extrême et une grande pudeur. Avec elles on entend le théâtre comme étant le lieu du recueillement.

 

Cette expérience théâtrale semble vous avoir bouleversé…

Tout ce qui s'est passé autour de ce spectacle est une remise en question profonde de tout et en même temps l'assurance que chaque chose a son importance. Il m'arrive souvent de me dire : à quoi bon ? Pourquoi prend-on la parole en ce moment ? Avec elles c'est la première fois de ma vie que je suis absolument convaincu de faire du théâtre. Je sais pourquoi elles le disent. On retrouve avec elles la dimension politique du débat dans la cité, la raison d'être du théâtre millénaire.

 

Metteur en scène attaché aux grands textes dramatiques et littéraires, Jean Bellorini mêle étroitement dans ses spectacles théâtre et musique et y insuffle un esprit de troupe généreux. Après sept ans passés à la direction du Théâtre Gérard Philippe, centre dramatique national de Saint-Denis, le metteur en scène devient directeur du TNP de Villeurbanne en 2020.

Sa création Le Jeu des Ombres, commandée à Valère Novarina, est présentée lors de la Semaine d’art en Avignon. En 2022, il est invité par le Teatro Di Napoli – Teatro Nazionale où il crée avec la troupe d’acteurs italiens Il Tartufo de Molière. La même année, il crée avec sa troupe Le Suicidé, vaudeville soviétique de Nicolaï Erdman. En juin 2023, il crée avec les comédiennes de l’Afghan Girls Theater Group Les Messagères d’après Antigone de Sophocle. En novembre 2023, il met en scène David et Jonathas de Marc-Antoine Charpentier, créé à l’Opéra de Caen. En janvier 2024, c'est en Chine qu'il crée Les Misérables, d’après Victor Hugo, avec Yanghua Theatre au Poly Theatre de Pékin. Il travaille actuellement sur Histoire d’un Cid, d’après Corneille, qui verra le jour cet été dans le cadre des Fêtes nocturnes de Grignan.

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