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Avignon Off : « Gomidas », un musicien rendu fou par le drame arménien

par Zeynep Çamak Atiş
Fehmi Karaarsian incarne magnifiquement Gomidas, un personnage qui a réellement existé. DR
Fehmi Karaarsian incarne magnifiquement Gomidas, un personnage qui a réellement existé. DR
Fruit d'une collaboration entre la France et la Turquie, la pièce Gomidas est au programme du OFF d'Avignon. Elle est jouée du 29 juin au 21 juillet dans la Chapelle des Italiens. DR
Fruit d'une collaboration entre la France et la Turquie, la pièce Gomidas est au programme du OFF d'Avignon. Elle est jouée du 29 juin au 21 juillet dans la Chapelle des Italiens. DR
Arts vivants Théâtre Publié le 23/06/2024
Orphelin récupéré par l'église arménienne, Gomidas va devenir un chanteur reconnu qui a sauvé de l'oubli 3 000 chants arméniens, turcs, kurdes, anatoliens. Le massacre de 1915 lui fait perdre la parole et la raison. Le comédien Fehmi Karaarslan, qui l'incarne magistralement, nous parle de son rôle dans la pièce éponyme jouée dans la Chapelle des Italiens.

Gomidas est un orphelin, un délaissé, une élégie à l’humanité. Prêtre, musicien, artiste, c'est un homme qui s'est toujours senti au purgatoire. Il est aujourd'hui le personnage d'une pièce de théâtre, incarné par Fehmi Karaarslan. Le comédien nous parle de Gomidas, personnage d'une grande fragilité, et du spectacle programmé dans le Off d’Avignon.

 

Parlez-nous de votre formation et de vos expériences théâtrales ?

J’ai fait toute ma formation d’acteur en France. D’abord à Lyon, ensuite au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris, dans la classe de Daniel Mesguich. Ont suivi cinq années à Lyon et, avec d’autres étudiants, nous avons créé une compagnie de théâtre, Le Spoutnik. Avec elle, nous avons participé au Festival d’Avignon et fait pas mal de tournées en France et en Turquie, mon pays natal. J’ai eu d’autres projets, en particulier avec l'artiste Sedef Ecer. Avec sa pièce e-passeur.com, j'ai pu jouer au Théâtre national de Toulon, au Théâtre du Peuple de Bussang, à Paris, et ailleurs.

 

Comment vous a été proposé le rôle ? Qu’avez-vous ressenti en découvrant cette histoire ?

Ahmet Sami Özbudak, son auteur et metteur en scène, m'a proposé le projet. J’avais déjà travaillé avec lui en Turquie. Il a découvert ce personnage en travaillant sur un autre sujet théâtral, puis s’est intéressé à son histoire. Avant même d’écrire la pièce, il m’a appelé et m'a dit : « C’est toi mon Gomidas ! » J’ai alors commencé à faire des lectures, à intégrer l’histoire très triste, traumatique de ce personnage, à ressentir son douloureux passé depuis l'enfance. Il a perdu ses parents, a été expulsé partout, et quand il a voulu créer des chœurs il a été chassé par ses amis prêtres. Il voulait construire une vie, une histoire, mais il n’a pas réussi… Il a été encore chassé, cette fois d’Istanbul lors des événements de 1915. Quinze jours après son exil à Paris, totalement traumatisé, il a perdu la raison et s’est retrouvé dans l’hôpital psychiatrique La Paix. Il a vécu les 18 dernières années de sa vie interné à Villejuif, sans jamais plus parler. C’est ce qui explique que la pièce commence avec Gomidas parlant avec les arbres, comme s’il était à Paris, à Villejuif…

Cela m’a beaucoup touché, cet être perdu dans son histoire, qui ne parle pas aux gens mais aux arbres… Une telle histoire nous permet de faire un rapprochement entre la Turquie et l’Arménie, deux pays qui sont considérés « ennemis » mais qui peuvent créer des ponts. Je l’imagine et je l’espère…

 

Quelle fut la vie de Gomidas ?

Gomidas est né à Kütahya (petite ville du centre de la Turquie) en 1869. Il a perdu sa mère quand il avait 6 mois, et son père à l’âge de 11 ans. Son oncle s’est un peu occupé de lui, avant de l’abandonner à l’église arménienne de la ville. Le prêtre de cette église l’a emmené ensuite à Etchmiadzin, en Arménie. Là-bas, il devient prêtre et, comme il avait une très belle voix il est accepté dans le chœur. Sa voix le rend très célèbre. Par la suite, il découvre la chanson, la force de la musique, qui lui permet d’oublier ses problèmes, ses traumas. Ensuite il est envoyé à Berlin pour étudier la musicologie. Là-bas aussi il devient célèbre, crée des chœurs, fait des concerts. Mais les prêtres n'apprécient guère qu'il chante des chansons d’amour et de noces…

Il voyage beaucoup, notamment à Paris, puis revient à Istanbul, toujours pour des concerts, et devant des publics prestigieux. Le Sultan l’entend chanter, et l’adore. La politique ne l'intéresse pas, sa seule ambition est la musique. Sa découverte de chansons arméniennes, turques, kurdes, anatoliennes est déterminante : Gomidas exhume environ 3 000 chansons. Le 24 avril 1915, chassé de Turquie comme tous les intellectuels arméniens., il est envoyé en exil à Çankırı. En voyant les gens mourir, il perd la tête. De retour à Istanbul, on l'enferme dans un hôpital psychiatrique.

 

Quels liens avez-vous établis avec le personnage ? Qu’est-ce qui a été le plus difficile ?

C’est quelqu’un qui a beaucoup souffert, et son innocence m’a beaucoup touché. Comment a-t-il pu la préserver avec tous ces massacres, ces pertes… Son envie de vivre aussi, de survivre à tout cela, l’envie de dépasser ce passé, de créer un futur. D'exister ! On peut s’y reconnaître en tant qu’artiste : dépasser la réalité qu’on a devant nous et créer sa propre réalité, exister finalement. Pour moi, deux points étaient très importants : le passé de Gomidas, avec ses pertes, sa solitude, sa souffrance et, en découvrant la musique, sa façon d’exister avec l’art. C’était très compliqué bien sûr, la préparation a été très longue. Cela nous a permis de construire un équilibre entre la réalité et la fiction.

 

C'est comme si les connaissances des terres anciennes étaient cachées dans les sons de Gomidas. Cela fait parfois monter les larmes aux yeux. Comment le public « européen » perçoit-il ces sentiments ?

Bien évidemment, les gens originaires de ces terres ont une approche différente de cette histoire. Après, finalement, c’est la vie d’un innocent, la vie d’un artiste qui est enfermé dans le masque d’un prêtre. Là, je pense que chacun peut avoir de l'empathie pour ce personnage innocent, créateur de sons universels. Dans la pièce, je chante en arménien alors que je ne connais pas la langue, et la musique de Gomidas me donne des frissons. En jouant devant le public français à Istanbul, à Paris ou à Nice, j’ai vu à quel point ça peut être universel. Ses sonorités, ses paroles, son histoire…

 

À Avignon vous jouez dans une vieille église, cela crée une atmosphère touchante. Pensez-vous que la magie se perd un peu quand le spectacle se joue ailleurs que dans une église ?

On avait beaucoup de doutes par rapport à cette question, ce n’est pas facile de trouver une église où on peut jouer pendant les tournées. Tout récemment, en Turquie, nous avons joué dans deux églises magnifiques à Diyarbakır et à Mardin. Au moment de la partition musicale, avec la présence du chœur, l’atmosphère de l’église, son écho, donnent au spectacle un aspect rituel. Même moi, acteur, je ressens le mythique en jouant. On a quand même joué dans des salles de théâtre classiques, à l'italienne, et ça donnait un autre effet. Le texte et le jeu devenaient alors beaucoup plus importants, plus théâtralisés en quelque sorte. L’essentiel est de se laisser emporter par la musique et le texte. Nous sommes heureux à Avignon de jouer le spectacle dans une chapelle

 

Gomidas de Ahmet Sami Özbudak. Avec Fehmi Karaarslan, et les chœurs arméniens d'Istanbul et de Marseille. Chapelle des Italiens, tous les jours du 3 au 21 juillet à 20h20 (relâche les 9 et 16 juillet).

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