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Mot de passe oublié ?En mettant au jour son concept de « style tardif » dans un article de 1937 sur Beethoven, le philosophe Theodor Adorno, père de l’école de Francfort, n’imaginait sans doute pas combien le mot ferait florès avec l’augmentation de l’espérance de vie. Les observateurs du monde de l’art estimaient auparavant qu’un artiste était le plus librement créatif dans sa jeunesse jusqu’à produire le meilleur de on travail autour de la quarantaine. Ensuite, l’artiste ne faisait que développer sa création originelle. Cité depuis en contre-exemple, Picasso a émerveillé les esthètes par sa « période tardive » reconnue aussi créative, mais différemment, que ses toiles de jeunesse. Récemment, sur France Télévisions, Salman Rushdie définissait deux styles tardifs, « l’un est serein, l’autre en colère, l’un est réconcilié avec le monde (…) l’autre est en rage » pour se demander si un artiste pouvait concilier « résignation et déception » dans une même œuvre. « Je n’en connais pas la réponse » concluait-il, philosophe lui aussi.
Trois chorégraphes historiques. À suivre trois des premières représentations du festival Montpellier Danse, la question vaut d’être à nouveau posée. Après le coup d’arrêt porté par la deuxième guerre mondiale, la danse contemporaine que nous connaissons aujourd’hui ne prendra son essor en Europe que dans les années 1980. Une décennie où Saburo Teshigawara, Robyn Orlin et Josef Nadj produisent leurs premières créations. Le Japonais est alors plus intimiste, l’Africaine du Sud et le Yougoslave sont plus marqués par les conflits intérieurs qui frappent leurs pays, le premier explorant les formes théâtrales, la seconde la culture populaire alors niée par la politique d’apartheid.
En participant à la production de leur spectacle et en s’assurant de leur création mondiale à Montpellier, le festival s’est affirmé à la hauteur de ses ambitions internationales. Il a aussi offert aux publics, celui de juin et ceux à venir dans les tournées mondiales, un regard assez inattendu sur l’histoire de cette danse contemporaine qui s’est voulue libre de l’académisme et du néo-classicisme. Un fil de cette 44e programmation, la dernière de son directeur historique Jean-Paul Montanari, qui fait aussi la part belle aux jeunes chorégraphes.
Josef Nadj, homme libre et respectueux. Saburo Teshigawara avec Voice of Desert a creusé un sillon entamé il y a quarante ans sans toutefois pousser jusqu’aux bords de l’abîme comme il aimait à le faire. Robyn Orlin a poursuivi sa quête d’ouverture et d’échanges en créant How in salts desert is it possible to blossom… avec le Garage Dance Ensemble du township d’Okiep.
Quant à Josef Nadj, qui présentait Full Moon à l’Opéra Comédie ce 24 juin, il a une nouvelle fois démontré sa liberté esthétique complète et son respect des autres cultures. Lors d’un voyage au pays Dogon avec le peintre Miguel Barcelo, il dit avoir été impressionné par une soirée donnée en leur honneur et par « la gestuelle, la maîtrise inégalable » des danseurs. Frappé également que « au moindre événement, on sorte les tambours ». Pour danser bien sûr, dans un pays où « l’univers est vécu par le rythme ».
Se contraignant à se débarrasser de tout préjugé, il a formé une troupe de danseurs africains, pour « se frotter à la tradition et à cette aventure qu’est la danse contemporaine ». Tous les danseurs sont des hommes parce que « la danse énergétique sur ce continent est portée par les hommes » qui sont aussi les porteurs de masques. Avec eux, il a cherché un terrain d’entente esthétique : « je ne voulais pas imposer de style, surtout pas le mien ». Il se rend compte qu’il vaut mieux d’abord effacer le plus de formes possibles pour tenter de repartir à zéro. Alors telle gestuelle de Nadj, « une ou deux idées corporelles simples », a trouvé écho chez ses danseurs et vice-versa. « Comme une graine qui va pousser » jusqu’à composer en 2021 une première pièce Omma.
Full Moon, nouvel univers du chorégraphe. La nécessité d’une seconde collaboration s’est vite imposée au chorégraphe comme aux danseurs. Ce sera Full Moon (Quand la lune se lève). Dans cette pièce préparée lors d’une résidence à l’Agora de Montpellier, un totem portant masque (interprété par Josef Nadj) s’affronte et se complète au groupe très homogène des danseurs, sur fond de percussions, de jazz afro-américain mais aussi de silences. Les tableaux se forment et se déforment dans un continuum qui ne perd jamais l’attention du public gagné par ce mouvement contagieux dans lequel on se sent à la fois en domaine connu, ancestral, et en culture étrangère, inédite. Les corps exultent, sautent sur place, quittent et regagnent le groupe toujours présent.
En plus d’offrir des spectacles innovants, du plaisir des sens, et un regard inattendu sur près d’un demi-siècle de danse contemporaine, Montpellier Danse a posé cette question esthétique qui passionnerait sans doute Adorno : même « tardivement » les chorégraphes innovent encore, explorent de nouveaux domaines, découvrent de nouvelles cultures comme l’avait fait Picasso avec la céramique. Et portent sur la mondialisation un regard neuf qui n’est ni celui du commerce, ni celui de l’homme universel des Lumières.
Full Moon (Quand la lune se lève) de Josef Nadj. Création mondiale à Montpellier Danse le 24 juin 2024. Avec Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et Josef Nadj. Opéra Comédie jusqu’au 26 juin. En tournée en juillet au Portugal, en Grèce, en Italie. En septembre à Arles. En octobre à Cherbourg, à Sarajevo et à Bobigny. En novembre à Martigues, à Chaumont et en Serbie avant, en 2025, la Sicile, le Luxembourg, Villejuif et la Belgique.