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Avignon : Angélica Liddell et le Dämon de Bergman

par Jacques Moulins
"Damon" d'Angelica Liddell dans la Cour d'honneur pour le 78e festival d'Avignon © Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 03/07/2024
La performeuse espagnole n’a rien perdu de sa puissance et affronte avec grandeur la Cour d’honneur du Palais des papes, disant à nouveau la vanité de l’humain autour des obsèques du cinéaste Ingmar Bergman.

Elle est toujours là, toujours si présente, toujours provocatrice, toujours dénonciatrice avec pour objet de ses réflexions et anathèmes, les mêmes sujets, la mort, l’amour, le sexe, la femme, la religion, le corps, les « gens ». Mais cette fois, la scène offerte à Angélica Liddell est grande, immense même, et chargée de nombre d’événements. C’est la Cour d’honneur du Palais des papes d’Avignon où lui a été confiée la soirée d’ouverture du festival.

La tâche n’est-elle pas trop grande pour la performeuse qui a l’habitude d'être seule en scène ou presque ? Le plateau pas trop large pour qu’une seule voix l’occupe ? La façade intérieure du palais pas trop lourde avec ses siècles d’histoire qui couvrent les longues guerres intestines aux royaumes européens, la papauté avec ses schismes et ses inquisitions autant que le théâtre qui, depuis trois quarts de siècle, a pris possession du lieu ?

 

Une présence imposante. Aux critiques qui pourraient mettre en doute sa faculté, sa légitimité même, à occuper la cour, elle taille d’entrée de jeu des costumes étriqués de qui écrit mais ne voit pas, se gargarise de mots mais n’atteint jamais l’émotion. Avec sa fougue habituelle, elle dénonce ces gardiens de l’ordre avant de passer à sujet plus brûlant : son amour pour Ingmar Bergman et ses funérailles qui sont l’objet de sa création Dämon, les funérailles de Bergman.

Avec une audace, une inconscience peut-être, elle affronte seule le public pour la première partie du spectacle et l’accable de sa logorrhée. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’Angélica Liddell ne craint rien, arpentant la largeur du plateau, accusant l’un et l’autre, victime et responsable des malheurs de la condition humaine et principalement de la peur viscérale de la mort, disant tout haut ce qu’on pense hypocritement tout bas, nommant ceux et celles de notre propre entourage que l’on aimerait voir à la place du défunt, les morts que l’on souhaite, les morts que l’on redoute, les morts qui arrivent forcément comme si nous n’avions été mis au monde que dans l’attente de notre fin.

 

La mort. Angélica Liddell le fait de sa voix puissante, sa voix populaire aux accents rocailleux d’Espagne qui ne dédaigne pas d'user des intonations du prêtre. Elle n’épargne personne, pas même elle, et, lorsque se calme enfin le flot ravageur de son verbe ému, elle insiste pour nous donner à voir ces moments douloureux où nous marchons vers la barque de Charon, malades, estropiés, dépendants des autres, que nous soyons le pape ou la plus anonyme des personnes. C’est un charriot d’hôpital que quatre hommes croque-morts en smoking noir vont pousser à vive allure dans une ronde infernale alors qu’autour une dizaine de vieillards contemplent la scène assis dans leurs fauteuils roulants.

Les perturbations vont venir du ciel et des jeunes femmes. Du premier, le long des parois médiévales du palais, descendent deux spidermen comme si un attentat éminent, annoncé à coup de sirènes, allait plonger spectateurs et spectatrices dans l’enfer. Les jeunes femmes, comédiennes du Dramaten, théâtre royal de Suède, qui accompagnent Liddell pour ce spectacle, s’assoient nues sur les vieillards et écartent leurs cuisses sous leurs yeux.

 

Ingmar Bergman. Le troisième tableau est pour les funérailles de Bergman. La performeuse dit volontiers que sa personnalité d’adulte ne s’est pas construite dans les batailles politiques de l’après Franco mais dans l’esthétique, le cinéma en général et Bergman en particulier. Lorsqu’elle apprend que le cinéaste suédois a écrit le scénario de ses funérailles, elle considère « qu’il s’agissait là de sa dernière œuvre ». Et s’en empare comme un matériau adéquat, tant elle prise l’absence de sentimentalisme du maître et son « dernier démon, qui n’est pas celui de la mort mais celui de la vanité ». Cette vanité qu’elle dénonce inlassablement dans un humain arrogant, inconscient de son insignifiance, de sa finitude, et qu’elle lui rappelle dans sa nudité, ses excréments, son moment ultime de vie... C’est une cérémonie toute particulière à laquelle va avoir droit le cinéaste pour ses funérailles. Une femme pasteure est bien présente et dit son oraison funèbre, mais le public n’entend que le grondement du ciel et des bombardements qui couvre sa voix, une violoncelliste (Laura Meilland) joue une suite de Bach, les croque-morts montrent leurs fesses, un enfant en chaise roulante se tait, un nain dépose une rose rouge sur le cercueil de bois blanc attend Angélica.

 

Dämon, les funérailles de Bergman d’Angelica Liddel. Création pour le festival d’Avignon. Cour d’honneur du 29 juin au 5 juillet. Puis en juillet au festival de Barcelone, en septembre à Madrid. Du 26 septembre au 6 octobre au théâtre de l’Odéon à Paris.

 

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