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Mot de passe oublié ?Dans une société divisée, marquée par la défiance à l'égard du politique, par l’abstention ou le vote vers les extrêmes, les acteurs de la culture ne peuvent éviter de s’interroger sur leurs propres pratiques. La tribune d’Ariane Mnouchkine a créé une onde de choc, dénonçant l’entre soi et la responsabilité du monde de la culture. Les chiffres sont là, seuls 3% des Français ont un abonnement dans une institution culturelle, et la plupart d’entre eux se sentent exclus de représentations s’adressant à une élite intellectuelle et de lieux qui mettent en avant une éducation dont ils ne se considèrent pas dépositaires.
Dans la Drôme, le Département est propriétaire depuis 1979 du château de Grignan où la collectivité a mis en place deux pratiques pour ouvrir à d’autres publics. La première, tarifaire, consiste à inviter tout collégien qui le souhaite et un accompagnant à assister gratuitement aux représentations théâtrales des Fêtes Nocturnes organisés au château en juillet et en août. La seconde, patrimoniale, contraint le metteur en scène invité à créer un spectacle en tenant compte de la présence du Château de Grignan.
La mesure a pour effet des gradins remplis d’un public familial avec des personnes qui vivent leur première fois au théâtre dans un écrin enchanteur. Cette donnée compte bien sûr pour le metteur en scène dont le spectacle sera joué tous les soirs pendant deux mois, une série de 44 représentations devant près de 35 000 personnes. Une opportunité exceptionnelle, et même unique en Europe, en regard de la moyenne de diffusion d’un spectacle d’art vivant.
Chaque année, un metteur en scène est donc attendu pour rendre hommage festif et vivant au château de Grignan. Ce dernier doit sa renommée littéraire à la marquise de Sévigné, dont la fille Françoise et son époux firent du domaine leur lieu de résidence, et son actuelle magnificence à une autre femme, Marie Fontaine, qui l’acquit en 1912 et finança sa restauration. L’histoire passionnante et mouvementée de ce monument historique, traversée de périodes fastes et de longues périodes d’oubli, où vécurent des personnages de premier plan, se poursuit aujourd’hui avec un spectacle donné chaque été devant l'immense façade Renaissance. Celle-ci devient alors un fond de scène qui peut s’animer à tout moment, selon la fantaisie et l’imagination d’un homme ou d’une femme de théâtre.
Jean Bellorini n’a eu aucun problème à répondre à ces exigences. Qui servent même sa vision du théâtre populaire. Aimant concilier la joie du spectateur avec un texte du répertoire, inspiré par les comédiens et musiciens avec lesquels il a envie de travailler, « Je me suis dit il faut un grand titre, que ça puisse être joyeux quand même, explique le metteur en scène, que ce soit universel et intemporel ». Le Cid s’est imposé à lui. Moins guidé par le dilemme que la pièce pose à don Rodrigue, entre devoir filial et trahison de sa bien-aimée Chimène, que par l’amour secret que l’infante voue à Rodrigue tout en le sachant impossible. « J’ai remis l’infante au centre, pour moi c’est le plus beau personnage ».
C’est elle, l’infante d’Espagne (éblouissante Karyll Elgrichi), qui ouvre le récit en se dirigeant sur le devant de la scène pour dire : « Ah ! J’ai reçu une goutte de pluie ! » et de poursuivre par une description de la brise, des nuages… autant de phénomènes bien éloignés du franc soleil de Grignan bousculé par un puissant mistral ce soir du 25 juillet. La surprise est totale dans le public, et le ton de la comédienne, si naturel, encourage les spectateurs à commenter joyeusement ces considérations météorologiques. S’approchant du petit bateau d'enfant posé tout près, elle conte alors le voyage de Rodrigue (talentueux François Deblock) et Chimène (émouvante Cindy Almeida de Brito) décrivant le couple dansant la valse sur la proue de l'embarcation partant vers le large. Leonor (succulent Federico Vanni) tente en vain de lui faire reprendre ses esprits et son rang. Un début déchirant, passionné, mu par le renoncement à vivre son amour pour une fidélité éternelle.
Une fable. L’infante de Castille, Chimène, don Rodrigue, Elvire, Léonor, le comte, le roi… Tous les personnages imaginés par Corneille sont joués par quatre comédiens de la troupe du TNP Villeurbanne que dirige Jean Bellorini et deux musiciens, fidèles eux aussi au metteur en scène, sont au plateau. La tragi-comédie n’est pas donné dans son intégralité, le spectacle, conçu comme une variation autour de Corneille, ne dure que 1h40.
« Il y avait le lieu, la proximité d’une façade imposante, et avec le Cid on ne peut pas oublier Gérard Philippe et Jean Vilar, donc il fallait aussi un peu d’humour. Je ne voulais pas me prendre au sérieux. On en a fait une vraie fable, qui touche tout le monde. Avec l’idée d’un château gonflable, d’un grand espace à jouer, pour casser tout ça ». Les tirades principales, les plus connues, alternent avec des intermèdes en langage d’aujourd’hui qui introduisent les alexandrins de la scène originale, rallient les contemporains en situant le contexte et en préparant à ce qui suit. Cela produit un rythme fort, une transition dans le jeu qui doit à la prouesse de comédiens aguerris et, chose surprenante et peu habituelle, la reprise par le public de tous ces vers. Des chansons pop viennent rompre encore avec l’idée de déclamation, les voix des comédiennes et des comédiens, superbes, sont accompagnées en live au piano et à la batterie. « On ajoute, on donne du contexte, on situe, mais quand on cite Corneille c’est Corneille. On lui rend hommage. C’est une manière de le mettre au-dessus de dire : écoutons ensemble comme c’est beau, bien écrit, fulgurant ».
Les corps sont sautillants, le ton enjoué, les costumes colorés de Macha Makaïeff font merveille, le château gonflable devient la pièce maîtresse de sauts, de rebonds, d’escalades. L’enfance est là, et avec ehttps://www.chateaux-ladrome.fr/fr/saison-2024/evenements/fetes-nocturnes-2024lle son innocence, sa liberté de dire, de faire. Sans jamais perdre le fil de cette tragédie de la vieillesse, du choix "cornélien" entre honneur et amour, du renoncement, de la force des sentiments, du devoir. Ces va et vient dans la langue du théâtre d’hier et d’aujourd’hui, entre nouveau récit et tirades d’un répertoire connu de tous, entre pétulance et poésie de l’infante assise à une fenêtre du château doucement éclairée, répondent à l’exigence de la modernité et à l’écoute d’un théâtre qu’on peut qualifier de populaire.
Fêtes nocturnes 2024 - Grignan : Une histoire d'un Cid, variation autour de la pièce de Pierre Corneille, mise en scène par Jean Bellorini, jusqu'au samedi 24 août à 21h. Le spectacle sera présenté dans une version accessible aux mal voyants mardi 30 juillet.