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Mot de passe oublié ?Pour David Oelhoffen, la lecture du livre de Sorj Chalandon, Le quatrième mur, fut l’équivalent d’un coup de poing dans le ventre. Quand une productrice de cinéma lui a proposé de l’adapter et le réaliser, il n’a pas hésité longtemps. De ses années de reporter de guerre pour le quotidien Libération, Sorj Chalandon n’a jamais pu oublier l’image du corps d’une jeune femme affreusement mutilée, violée, égorgée. Il était l’un des trois premiers journalistes à pénétrer dans les camps de Sabra et Chatila en septembre 1982. C'est là que, sous protection israélienne, des centaines de réfugiés palestiniens furent massacrés par les phalangistes chrétiens et les soldats libanais, après l’évacuation des derniers combattants de l’OLP puis le retrait de la force multinationale composée d’Américains, de Français et d’Italiens. Cette expérience le marqua au point de lui faire abandonner son métier pour la littérature.
Antigone au Liban. L'écriture du Quatrième mur, paru en 2013 et prix Goncourt des lycéens, est guidée par la vision de la jeune Palestinienne qui l'obsède encore. L'écrivain imagine qu’elle se prénommait Imane et qu’elle s’apprêtait à jouer le rôle d'Antigone au théâtre. Pour conduire jusqu’à elle, il y a Samuel, un dramaturge juif d’origine grecque qui projette de monter avec des comédiens de toutes les communautés libanaises la tragédie éponyme d’Anouilh. Son état de santé ne lui permet pas de réaliser ce projet qui lui tient à cœur, il le confie à son jeune protégé et ami Georges, interprété par Laurent Lafitte. Par loyauté, Georges accepte de relever ce défi. Par loyauté pour Sorj Chalandon dont il a lu tous les livres, David Oelhoffen a donné à ce roman qui l’a tant bouleversé sa dimension cinématographique. L’écrivain a laissé toute liberté au réalisateur, sa seule exigence était que le tournage ait lieu au Liban. C’est là que s’inscrit son traumatisme, là que le film devait impérativement être réalisé.
L'envie de jouer domine tout. David Oelhoffen n'était jamais allé au Liban. La guerre civile, les massacres, les prises d’otages, la poudrière qu’est devenu dans les années 80 le pays du cèdre, il connaissait, bien sûr. Mais la complexité de la société lui échappe, comme à la plupart d’entre nous. Ce qu’il trouve passionnant dans le roman de Chalandon, c’est comment le théâtre se confronte à la guerre, comment l’art transforme le réel.
Dès ses premiers voyages, le réalisateur constate que les stigmates de la guerre, impacts de balles dans les murs, maisons détruites sont très présents dans Beyrouth. « Voir que beaucoup de choses n’ont pas changé était troublant » explique-t-il. Il embarque Laurent Lafitte et Simon Abkarian en 2022, deux ans après l’explosion du port de la ville, deux ans avant que les canons tonnent à nouveau. Sur place, il parvient à organiser des castings et, conformément au livre, une troupe de jeunes comédiens de chaque communauté est formée. « Il y a tellement de grands acteurs au Liban. Il n’y a pas eu de tensions entre les jeunes gens d’une communauté à une autre. Quand on est comédien, l’envie de jouer domine tout ».
Tragédie. Pour le réalisateur, l’idée force du film ne sera pas de reproduire la narration mais le « coup de poing » qu'il a eu à la lecture du livre. La guerre qui recommence encore et encore accentue cette impression que « la tragédie se reproduit de façon très similaire à celle des années 80 ». L’invasion du pays, les bombardements d’hôpitaux, on connait déjà ces images.
Tout le travail de cinéaste est de reproduire ce sentiment de tragique à travers Georges. Ce dernier ne comprend pas tout ce qu’il voit, ni ce qui se dit. Intentionnellement, les dialogues en arabe ne sont pas sous-titrés Les choix de mise en scène ont été guidés par le désir de « rapprocher le spectateur du ressenti de ce personnage et, montrant les morts de Sabra et Chatila, ne jamais tomber dans l’obscénité, ne pas vouloir représenter de façon objective » ajoute-t-il.
Transformer le monde par la création. Créée à Paris le 6 février 1944, la pièce d’Anouilh n’est pas un choix anodin pour Sorj Chalandon. Le dramaturge joue, en pleine occupation allemande, avec la tragédie de Sophocle. Le texte traite de l'individu qui se révolte contre un pouvoir qui le dépasse. Samuel, le mentor de Georges, veut reprendre la pièce au Liban pour sa puissance symbolique sur la volonté de résistance. Un point de vue qui résonne étrangement dans un pays déchiré. D'ailleurs, chargé de guider Georges dans Beyrouth, Marwann, admirable Simon Abkarian, lui dit : « je ne comprends pas très bien ce que tu viens faire ici, j’ai l’impression que c’est plus pour vous donner bonne conscience que pour régler nos problèmes ». Un reproche qui fait écho à celui que le Liban fait à la France actuellement.
Ce qui guide Georges c’est, au-delà du Liban, tenter de transformer le monde par la création théâtrale, agir sur le monde par la création, non par la politique qui l'a déçu. « La création de la troupe de théâtre, explique le réalisateur, crée un microcosme utopique, un petit monde temporaire composé de communautés qui sont censées se faire la guerre ». Un petit monde confronté au reste de la société perdu dans l'horreur. « On a envie que le petit microcosme l’emporte. Le film, amèrement, montre que c’est le contraire qui se passe, c’est la guerre qui vient s’immiscer dans ce petit microcosme. Jusqu’à insuffler le sentiment de vengeance ».
Le quatrième mur. Dans le registre du théâtre, le quatrième mur est un mur imaginaire qui sépare la scène, lieu d’illusion, et la salle, lieu du réel. Dans sa trajectoire, Georges franchit le 4ème mur, passant du réel à l’illusion, puis de l’illusion au réel. Il se transforme en personnage de tragédie, tout comme la comédienne choisie pour le rôle d'Antigone, magnifique Manal Issa.
La reprise des combats dans un pays où l'État n'existe quasiment plus, où les milices font toujours la loi, repose l'éternelle question du réel et de la fiction sous une forme tragique et dans une réalité qui ne l'est pas moins. Le quatrième mur n'est pas fait de béton.