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David Oelhoffen : « Comment avec ce passé vivre le présent »

par Véronique Giraud
Le réalisateur et scénariste David Oelhoffen à l'occasion d'une avant première de son film Le quatrième mur, au festival Cinemed ©Rivaud-NAJA
Le réalisateur et scénariste David Oelhoffen à l'occasion d'une avant première de son film Le quatrième mur, au festival Cinemed ©Rivaud-NAJA
Cinéma Film Publié le 15/11/2024
Au moment où le Liban est à nouveau en guerre, David Oelhoffen présente en avant-première son dernier opus, "Le Quatrième mur". Il s'agit d'une adaptation du roman éponyme de Sorj Chalandon inspiré de ce qu’il a ressenti en tant que journaliste lors des massacres de Sabra et Chatila. En salles le 15 janvier 2025.

Comment s’est faite l’adaptation du livre ?

Sorj Chalandon ne souhaite pas travailler sur les adaptations de ses romans, il a observé une distance bienveillante. Il a été reporter de guerre pour Libération dans les années 80, il a donc traité dans ses articles le sujet de la guerre civile libanaise. Il est l’un des trois journalistes qui sont entrés les premiers dans les camps de Sabra et Chatila le lendemain des massacres. Il a vu une jeune femme sur un lit, violée et tuée dans des conditions épouvantables. Quelques années après, totalement obsédé par cette image qu’il a ramené du Liban, il a arrêté ce travail et décidé d’écrire un roman pour donner du sens à cette mort totalement absurde. Il a imaginé que cette jeune Palestinienne allait jouer le rôle d’Antigone. Il a construit son roman, qui n’est pas qu’un roman puisqu’il y décrit plusieurs situations qu’il a vécu, et exorcisé par l’écrit. Ce n’est pas qu’une fiction et on le ressent comme un coup de poing contre la guerre. C’est ce que j’ai ressenti en le lisant.

 

Vous avez tourné au Liban ?

Oui, un peu partout au Liban. À Beyrouth principalement mais aussi à Tripoli et au sud Liban. Nous avons suivi la géographie du texte, suivi aussi le principe du projet théâtral en tournant avec toutes les communautés du pays, druzes, chiites, sunnites, chrétiennes maronites, arméniennes.

En tournant dans ce pays j’ai eu le sentiment que le passé et le présent n’arrivent pas à se détricoter. À Beyrouth nous nous sommes appuyés sur tous les stigmates de la guerre, impacts de balles sur les murs, destructions, encore visibles. Faire un film censé se passer dans les années 80, le tourner en 2022 et voir que beaucoup de choses n’ont pas changé, c’est troublant. Tourner des scènes du passé dans un camp palestinien entre deux commémorations des massacres de Sabra et Chatila quarante ans plus tôt, c’était aussi très troublant. J’ai senti que le sujet de ce film c’est comment on fait avec ce passé pour vivre le présent.

 

Le choix de Laurent Lafitte ?

Le protagoniste, Georges, est le seul personnage français. J’ai choisi Laurent Laffite pour son talent de comédien, ici un personnage sans aucune ironie, sans aucun sarcasme, et son expérience quotidienne de théâtre à la Comédie-Française. J’avais envie, pour toutes les scènes de répétition théâtrales du tout petit microcosme du théâtre, utopique, soient des moments de joie, ne soient ni intellectuelles, ni pesantes. Simon Abkarian a lui grandi au Liban, il sait comment fonctionne le pays. Georges donne un regard français qui découvre une complexité beaucoup plus grande que celle à laquelle il s’attendait

 

C’est votre troisième film sur la guerre. Qu’est-ce qui vous fascine dans la guerre ?

La guerre ne me fascine pas, elle m’intéresse. Ce qui m’intéresse ce sont les moments de bascule historiques, les moments où les personnages sont dans un monde qui a perdu ses repères. Où on doit se poser la question concrète de qu’est-ce que je dois faire, qui je suis, à quelle loi j’obéis, à qui je dois être loyal. Dans Loin des hommes, c’est le déclenchement de la guerre d’Algérie. Le personnage de l’instituteur joué par Viggo Mortensen est obligé de se poser ces questions par rapport à l’empire colonial : suis-je français, pied noir, espagnol, algérien ? Ce qui m’intéresse, plus que la guerre, ce sont les situations extrêmes où les gens sont obligés de se poser des questions que tout le monde se pose tous les jours. Loin des hommes pourrait être un western, Les derniers hommes c’est un film de guerre, Frères ennemis est un film noir. Ces situations extrêmes je les filme à l’intérieur des corps, pas à l’intérieur des têtes.

 

Le quatrième mur débute par une scène qui met en jeu la loyauté entre Georges et son ami Sam qui, malade, ne pourra pas partir au Liban monter Antigone. Vous-même avez-vous eu un sentiment de loyauté ?

Oui. Ça fait partie des nombreuses mises en abîme de ce roman. Quand je me suis lancé dans cette aventure du Quatrième mur je me suis senti un devoir de loyauté vis-à-vis de Sorj Chalandon. Il m’a laissé très libre d’interpréter son texte, mais je lui ai demandé au cours d’une discussion amicale ce qu’il ne fallait pas changer. Il m’a expliqué d’où venait le roman, pourquoi il l’avait écrit. Quand je lui ai proposé de le transposer en Syrie, en 2018  en 2020, il m’a dit non, « cette femme il faut que tu la laisses au Liban, sur son lit de mort, c’est trop important pour moi ». J’ai fait un certain nombre de choix où j’ai pu m’éloigner du roman mais toujours avec loyauté vis-à-vis de Sorj, parce qu’il y a du sentiment, de la vie, du vrai. Ce n’est pas une matière anodine.

Tout comme Georges se sent aussi un devoir de loyauté vis-à-vis des comédiens qu’il engage, qui ont pris des risques pour cette idée de théâtre. Ça le rend responsable vis-à-vis d’eux.

Moi, je n’avais pas envie de décevoir tous les Libanais qui m’ont fait confiance, qui m’ont aidé à fabriquer ce film, à représenter le Liban de la façon la plus juste possible. Moi avec mes yeux occidentaux, de Français. Je ne connaissais pas le Liban avant de me lancer dans cette aventure. Comme George.

 

L’Antigone d’Anouilh a été créée à Paris sur fond de guerre en 1944, représenter cette figure de la résistance sur fond de guerre du Liban en 1982 semble impossible. Qu’est-ce que ça dit de la résistance ? et du Liban ?

C’est le début de la mise en abîme qu’opère ce film à différents niveaux. Antigone est choisie par ce que c’est une pièce de résistance, qu’il faut introduire au Liban pour essayer de dire symboliquement qu’il faut résister à la logique de guerre et de compromission.

Ce que ça dit du Liban, ce sont les dialogues de Marwan, joué par Simon Abkarian, dont celui-ci : « Je ne comprends pas très bien ce que tu vas faire avec le théâtre. J’ai l’impression que c’est plus pour vous donner bonne conscience que pour essayer de régler nos problèmes ». La tragédie est en place depuis longtemps dans cette région du monde, et vous ne vous intéressez à nous que quand il y a la guerre. En même temps je pense que George s’aventure au Liban avec beaucoup de bonne volonté et de bonne foi.

Dans le livre, est écrit qu’après la désillusion de transformer le monde par la politique, il y a l’espoir de transformer le monde par l’art. C’est là que commence le film, c’est la deuxième partie du roman. George accomplit cette entreprise avec l’espoir non pas d’arrêter la guerre mais au moins d’agir sur le monde.

 

Cette question de la transformation du monde par l’art semble difficile au Liban où le conflit est incessant ?

Ce n’est pas équilibré parce qu’il y a un tout petit microcosme théâtral et une énorme guerre qui a sa logique et que rien ne va arrêter, mais ce qui est formidable dans l’art c’est qu’un tout petit microcosme peut avoir une portée symbolique qui peut éclairer la société bien au-delà de ce qu’on peut penser au départ. Ce n’est pas le cas de cette pièce de théâtre malheureusement. Elle ne va pas montrer une autre logique que celle de la guerre. Cette portée symbolique n’agit pas tout de suite dans le cas de George et d’Antigone, mais c’est ce qui est beau dans l’art, la portée symbolique des œuvres est inattendue. Plus un film est vraiment de l’art, plus une œuvre est réellement artistique, plus cela s’éloigne de la propagande, d’un discours construit avec un objectif. C’est à la fois plus puissant et plus inattendu.

 

Comment les jeunes réagissent-ils à votre film ?

Au cours de notre tournée actuelle de festivals, nous avons eu plusieurs prix de jurys jeunes. J’ai déjà fait aussi beaucoup de séances scolaires. Je suis plein d’espoir parce que je vois qu’il a une nouvelle génération qui s’intéresse au cinéma, beaucoup vont devenir des cinéphiles, c’est très réjouissant. Mais ce que je ressens c’est qu’ils ont besoin plus qu’avant d’une morale claire à l’histoire, d’un sens. J’ai l’impression que les jeunes gens ont besoin qu’on leur donne de l’espoir, ils vont chercher des motifs d’espoir dans les films. Leurs questions sont souvent : qu’est-ce-que vous avez voulu dire ? Est-ce qu’il y a quand même de l’espoir ? Je réponds que, même si George a échoué, ce ne sont que des gens comme lui qui peuvent faire évoluer le monde. Ce sont des gens comme vous, si vous faires du cinéma, de l’art, même si vous ne faites pas de l’art si vous êtes dans cette volonté de regarder le monde avec singularité, avec bienveillance. C’est ça qui fait changer le monde, ce ne sont pas des grandes décisions politique qui sont prises au Proche-Orient en ce moment.

Ils sentent bien l’amertume, la mélancolie dans le film. En même temps ils voient bien que George, qui est un utopiste. Que ce sont les utopies qui font avancer le monde.

 

Votre mère est espagnole, vous avez tourné au Liban Le Quatrième mur dans lequel vous ramenez à la surface la difficulté pour un pays de vivre avec son passé…

Je pense que si je me suis autant intéressé aux problèmes politiques, aux problèmes d’identité à travers mes films, c’est en effet peut-être dû à mon histoire familiale. J’ai pu voir comment les problèmes politiques s’incarnent de façon très intime à l’intérieur des familles. C’est ça qui m’intéresse, pas les films qui disent ce qu’il faut penser de telle situation. Ce qui m’intéresse c’est comment la politique s’articule à l’intérieur des corps, d’une famille. Pour moi l’intersection entre le politique et l’intime ça s’appelle l’identité. Comment on se définit, quelle appartenance on se donne. J’ai peut-être été sensibilisé à ça parce que je suis né en Espagne, que j’ai grandi en France, que ma mère est espagnole, que j’ai pu voir à travers elle des préjugés qu’elle a vécus et qui se sont effacés au cours du temps. C’était peut-être moins classe il y a cinquante ans d’être Espagnol dans le sud de la France que maintenant.

Je ne dirais pas que je fais un cinéma militant, mais je fais un cinéma politique, et le prochain film le sera encore. Il traitera des problèmes migratoires en Méditerranée centrale. Ma volonté là aussi est de montrer comment les politiques européennes s’incarnent et quels dégâts ça va produire si on continue de faire l’autruche.

 

 

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