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Les Nomades, une amnésie collective

par Véronique Giraud
Le Mémorial de Rivesaltes. DR
Le Mémorial de Rivesaltes. DR
Hors-Champs Société Publié le 21/11/2024
Le Mémorial de Rivesaltes consacre une année d’exposition aux familles nomades, à leur internement en 1941 et 1942 dans le camp. C’est aussi l’occasion de porter notre regard sur les créations contemporaines de plusieurs artistes du voyage. Jusqu’au 14 février.

En pérégrinant dans la Biennale de Lyon, qui se tient jusqu’au 5 janvier 2025, on peut tomber sur une salle du macLyon occupée par des vidéos, installations, dessins composant un poème coloré, tissé, peint, qui célèbre la diversité du vivant, l’émotion qu’il procure à travers des êtres hybrides, gracieux. Artiste rom et queer, Robert Gabris, né en Slovaquie et vivant à Vienne, questionne ainsi les mécanismes de marginalisation et d’exclusion, développant une critique postcoloniale des structures institutionnelles. En France, les artistes du voyage sont peu connus et peu exposés. C’est le grand mérite du mémorial de Rivesaltes, où ont été internées des centaines de familles tsiganes françaises, de rééquilibrer la balance. À la suite de la guerre, la Shoah et la répression nazie contre les résistants ont été dites et portées par de nombreuses institutions. Ce ne fut pas le cas des populations nomades, également victimes de la barbarie nazie mais n’ayant pas de porte-voix.

 

De la tragédie du réel à la fiction. L’exposition Le camp des familles, Persécutions et internement des nomades à Rivesaltes, 1941-1942 bouscule cette amnésie collective autant que celle du mémorial du camp de Rivesaltes, où ont été internées de nombreuses populations, des Républicains espagnols aux Harkis d’Algérie. Pourtant le mémorial possède des archives inédites qui documentent largement cette tragédie. « Le mémorial n’avait pas totalement échappé à cette amnésie, peu de place était accordée à la mémoire des Nomades » confirme sa nouvelle directrice, Céline Sala Pons. Pour l’essentiel le parcours retrace le fichage systématique avec taille, couleur des yeux et des cheveux, dimensions du nez, de la bouche, etc., portraits administratifs et photos prises dans le camp, arrêtés. Théophile Leroy, membre du conseil scientifique du mémorial et commissaire de l’exposition, a collaboré avec le président du mémorial des Nomades de France, et plusieurs associations partenaires. Le juriste et militant William Acker, de l’association nationale des voyageurs de France et auteur du livre Où sont les gens du voyage ? (2021), en fut co-commissaire. C’est lui qui a introduit l’artiste Romuald Jandolo dont il connaissait et appréciait la création. Céline Sala Pons a choisi Marina Rosselle, dont elle avait découvert le travail en 2022 au Mucem, qui a acquis plusieurs de ses œuvres. Ces deux artistes contemporains viennent en contre-point du témoignage plastique inestimable de Louis Burkler, né à Rivesaltes puis interné dans le camp. La directrice a eu la clairvoyance d’associer les terribles témoignages du réel aux œuvres de fiction.

 

Pour ne pas oublier. Marina Rosselle dit avoir été séduite par le site. La plasticienne fait partie depuis vingt ans de la commission nationale consultative des gens du voyage du groupe Mémoire et, en séjournant à Rivesaltes pour y créer, elle a constaté que nombre d’enfants le visitent, assurant une transmission qu’elle veut voir se développer. Sa création, qui prend sa source dans son histoire familiale, son mode de vie, les lieux interdits aux gens du voyage, les expulsions, l'idée de territoire, entre en résonance très forte avec l'exposition temporaire. « Une fois passée l’émotion sur place, cela a déclenché en moi un processus créatif. On pourrait revenir complètement accablé, pourtant il y a une force, quelque chose qui s’est dégagé, pour ne pas oublier. Le travail des artistes actuels c’est de continuer, il y a une lutte, de la tristesse mais aussi une rage. Ça m’a beaucoup marquée. Plusieurs pièces ont été créées spécialement pour le mémorial. »

« Je me suis aussi inspirée des images d’archives, de parcours personnels, de trajectoires de personnes qui m’ont émue, de photos des anciens métiers qui ont disparu, comme réparateur de parapluies. J’ai utilisé des parties de photographies de familles pour les inclure dans mes gravures. »

 

Une note de poésie, d’espoir. En piste dès l’âge de trois ans sous le chapiteau du cirque de ses parents, Romuald Jandolo a connu la vie de voyageur. Il l’a quittée à l’âge de 10 ans lorsqu’en 1997 sa mère, une gadji, a enlevé ses enfants pour s’installer avec eux dans la Manche. Romuald a alors dû intégrer l’école. « En tant que gitan, j’ai passé un oral au conseil départemental de la Manche, devant une commission de vingt personnes, des élus, des psy, des profs. J’ai dû expliquer à 10 ans pourquoi je devais intégrer l’école de la République, ne sachant ni lire ni écrire, répétant ce qu’on m’avait dit de dire. » Il a vite rattrapé son retard, passé son bac, reçu au concours des Beaux-Arts où il étudia pendant cinq ans. « Grâce à l’école, j’ai pu percevoir certaines perspectives que j’ignorai. Chez les sédentaires j’ai appris que le travail des enfants est illégal, ce que j’ai fait de mes trois à dix ans, je ne connaissais par le mot vacances. Ça m’a permis de penser contre moi-même, contre mes préjugés, et de grandir ».

L’exposition du mémorial, très lourde historiquement et dont les images sont saisissantes, n’a pas suscité en lui le besoin de se positionner dans une revendication politique. « L’idée était de finir le parcours avec une note de poésie, d’espoir, en utilisant différents symboles, avec des éléments bien marqués. J’étais dans quelque chose de l’ordre de la transformation pour l’emmener vers une mythologie, voire une féérie ». Avec ses mains coupées, en bronze ou en paraffine dorée, avec une céramique avec des ailes au niveau des chevilles posée au sol, il émane de son installation une « inquiétante étrangeté » surmontée de deux grands yeux. « Ces deux grands yeux me viennent des affiches de cirque, c’est très important dans mon travail. C’est aussi le regard qu’on porte sur l’histoire ». Le titre de l’installation, Le cœur se brise ou se bronze, est une allusion à l’expression de Chamfort reprise plusieurs fois par Robert Badinter, la dernière fois à l’adresse de Dupond-Moretti. « Soit on est faible soit on est fort. C’est intéressant par rapport aux rescapés. Tout le monde n’est pas résilient, il y a des gens qui ne s’en sortent pas. Il y a toujours un jeu de dupes, de masques, de façades, tout le monde n’est pas si fort. Mon installation questionne les deux faces ».

Marina et Romuald ne savaient rien l’internement des nomades français. Le sujet est tabou dans les familles, et le mutisme du récit national n’a pas aidé à connaître ce moment de l’histoire. C’est la première fois que le mémorial la met en lumière… Avec, en contre-point de ce silence, de ce terrible passé, l'éclat contemporain de deux jeunes artistes du voyage.

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