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Mot de passe oublié ?En quittant la gare de Brest, il faut monter à bord d’un véhicule et rouler trois quarts d’heure, nord toute, pour gagner Plounéour-Brignogan-Plages. La petite station balnéaire qui s’étale au bord de la Manche a perdu, fin novembre, ses touristes. Mais pas toutes ses activités. Entre les maisons aux murs de granit et aux toits d’ardoise, si traditionnelles en Bretagne, les rues prennent des couleurs grâce au street-art, un amoncellement de photos qui composent la sixième édition de Cinambule, une exposition singulière à la gloire du septième art.
Initiée par la mairie, cette « virée cinématographique à travers le village » fait rejaillir en grand format des images de films. Comme ce collage monochrome, bleu, montrant une femme qui nage dans une piscine, et en bas cette légende en anglais extraite d’un scénario : « alors qu’elle nage, sa colère grandit, comme si elle perdait la tête à cause de la colère ». Avec cette inscription intrigante : « 110 – Int. Swimming pool – Day ». Comprenez : Scène 110, Intérieur de la piscine, Jour.
C’est que nous sommes en pays de scénaristes. Dans cette commune du Finistère s’est installé, il y a 20 ans, le Groupe Ouest. L’association, qui entend soutenir la création cinématographique « dans une démarche de coopération européenne et d’encouragement à l’innovation » a investi une ancienne ferme dont seul le hangar principal est pour l’instant occupé. Derrière cette façade imposante frappée sur toute sa surface du nom du groupe, se cachent différents espaces de travail. Là, loin des regards, se font les scénarios.
En cette fin d’automne, dix scénaristes de séries y sont en résidence. La première semaine, le travail est collectif. Il peut partir d’un projet préexistant, d’une idée un peu élaborée ou d’une simple intuition. Les échanges permettent d’affiner l’idée, de multiplier les points de vue, de faire des allers et retours, d’employer les différents outils, dessins, planches…
Deux coachs, un homme, une femme. Une première semaine pour commencer à façonner leurs mondes, puis les résidents repartent travailler chez eux. En février, ce groupe se réunira pour une seconde semaine afin de partager collectivement leurs progrès. Selon les groupes, jusqu’à quatre résidences peuvent être programmées. L’association organise également des sessions avec des scénaristes venus de toute l’Europe, dans le cadre de son programme Less is More.
Deux consultants, un homme et une femme, accompagnent les auteurs lors des sessions. Ils sont deux afin d’éviter qu’un coach seul soit vu comme le « maître », détenteur du savoir. « S’il y a une personne, il y a le maître. S’il y a deux personnes, il y a des possibilités » explique Antoine Le Bos, co-directeur du Groupe Ouest. Cela permet des points de vue différents, et les coachs, anciens résidents, sont choisis pour leurs expériences complémentaires, voire opposées.
« On n’écrit pas pour trouver, on écrit quand on a trouvé ». L’objectif de la résidence est d’aboutir à la création de mondes que les spectateurs retrouveront ensuite sur leurs écrans. « On tire des leçons de ce qui marche le mieux et ce qui marche le moins, explique Antoine Le Bos, on est devenu un lieu de recherche appliquée sur des méthodes de travail pour approfondir et densifier les récits ». À l’origine, l’association a pratiqué comme la plupart des résidences : se plonger dans l’écriture du scénario. Mais après quelques années, il est devenu évident qu’écrire trop tôt ralentissait le processus de création. Les scénaristes se retrouvaient face à un texte dont ils ne pouvaient plus se détacher. C’est en retardant le moment de l’écriture que la résidence augmente les possibles et enrichit les mondes des scénaristes. « L’idée, c’est d’explorer tout ce qu’on peut faire pour les accélérer via des dispositifs collectifs, des dispositifs de stimulation. » Ce principe de pré-écriture, ou boosting ideas, a été inventé par le Groupe Ouest pour travailler non seulement avant de commencer l’écriture du scénario, mais également avant la réécriture d’un texte rédigé entre deux sessions de résidences. Il ne s’agit pas d’un lieu d’écriture, mais bien d’un lieu de conception. « On n’écrit pas pour trouver, on écrit quand on a trouvé », insiste le co-directeur.
La force de la différence. Le travail collectif est un point clé de ces résidences, ouvrant de nouvelles possibilités. Les auteurs choisis viennent d’horizons et d’expériences divers, chacun a sa vision, chacun son imaginaire. « On a très souvent des générations différentes, des origines différentes, des gens qui viennent de l’art visuel, du théâtre, du roman… » explique Antoine Le Bos. C’est ainsi que les possibilités se multiplient, par le partage des idées et des représentations.
On ne parlera pas des projets de scénario qui sont travaillés à Plounéour-Brignogan. Des scénaristes sont déjà en contact avec des producteurs ou des réalisateurs, et de toute façon, aucun d’entre eux ne tient à ce que son travail soit dévoilé avant qu’il ne l’ait lui-même décidé. L’intérêt de la résidence est de profiter des outils mis en place par le Groupe Ouest.
Des outils inédits. Les auteurs vont peupler leurs mondes en s’aidant des dispositifs mis en place par l’association, architecturant leurs récits à l’aide de différents outils, dont le premier est l’oralité. Le cinéma est l’art de la projection, il est donc naturel que ce soit la première étape du travail. Ce processus est appelé « penser à l’endroit de la parole » (de l’anglais « thinking at the point of utterance »). Les scénaristes vont devoir s’entraîner à raconter l’histoire générale, puis l’histoire du point de vue du protagoniste, du point de vue de l’antagoniste, d’un personnage secondaire, etc…
Similaire, l’exercice du « take us there » (« emmène-nous là-bas ») permet aux auteurs de raconter leur monde devant certaines personnes du groupe qui dessineront ce que le récit leur inspire. Peu importe qu’ils dessinent bien ou pas, ce qui compte, c’est ce que ça va apporter au monde que le scénariste est en train de leur exposer, générant encore une vision que l’auteur n’avait peut-être pas envisagée.
Enfin le principe des boards engage les auteurs à coller des photos, inscrire des détails clés, dessiner sur de grandes planches dont ils vont ensuite se servir pour exposer leur projet de façon plus visuelle. Ils peuvent ainsi y écrire une frise chronologique, le trajet émotionnel d’un personnage, son esthétique ou une cartographie du lieu…
Des succès publics. Dans le hangar sont passés les scénaristes de longs métrages fameux comme La cuisine des Nguyen de Stéphane Ly-Cuong ou La fille de Brest d’Emmanuelle Bercot. Chiens de la cass de Jean-Baptiste Durand a été nominé sept fois aux César et en a remporté deux. Mignonnes de Maïmouna Doucouré a obtenu un Global Filmmaking Award au festival Sundance 2017 sur la base de son scénario en projet. Divine de Houda Benyamina, Caméra d’or à Cannes en 2016, et Rosalie de Stéphanie Di Giusto, sélectionné à Cannes en 2023, ont été réalisés par leur scénariste.
Le Groupe Ouest n’entend pas pour autant s’endormir sur ses lauriers. Après avoir remporté il y a six ans un appel à projet européen, le Groupe a récidivé avec le plan France 2030 pour « La fabrique des mondes ». C’est dans ce cadre qu’il organise, depuis un an, des workshop mélangeant scénaristes et chercheurs en sciences humaines, afin de créer de nouveaux outils.
« La fabrique des mondes ». De ce fait, le Groupe Ouest doit s’agrandir. Les hangars agricoles du terrain sont aménagés, et les architectes travaillent actuellement pour réaliser le centre de recherche appliquée qui créera des « dispositifs d’excitation pour les auteurs ». Tel ce prototype réalisé à partir d’une serre à tomates, version 3D du board, similaire à la cognition spatiale qu’expérimentent les enfants lorsqu’ils découvrent le monde : « Ils l’apprennent dans le déplacement, ils ont besoin d’aller, de se projeter dans l’espace pour attraper… » dit Antoine Le Bos. Ce dispositif, semblable à une salle d’enquête policière, permet aux auteurs d’analyser les différentes perspectives des éléments de leur univers.
Autre création, la « black room ». Le son était un élément que le Groupe cherchait à utiliser depuis longtemps, sans trouver de dispositif adéquat. Cet espace oviforme, moquetté et habillé de noir, dispose de poufs pour laisser aller le corps afin de se concentrer uniquement sur un sens : l’ouïe. « Après avoir stimulé la vue et les corps, on les enlève et du coup l’ouïe et d’autres formes de sensations naissent pour envahir les récits » explique le co-directeur.
Lors du dernier workshop européen mêlant scénaristes et chercheurs, une équipe de tournage était présente pour documenter cette fabrique de récits à l’européenne, aussi différente des théories du récit hollywoodiennes que la création artistique l’est d’un business plan.