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Mot de passe oublié ?Quand en 1994 Leyla Assaf-Tengroth commence à travailler sur le projet d’un film sur les enfants des rues à Beyrouth, elle ne se doute pas que cette expérience va la faire rentrer dans une relation intime qui dure encore avec une famille syrienne. Cette relation assidue a donné corps à 30 années avec Chadia et ses filles, un documentaire qui a reçu le 6 décembre le prix Enjeux Méditerranéens parrainé par France Télévisions, la plus haute distinction du PriMed, le festival de la Méditerranée en images dédié au film documentaire et organisé par le Centre Méditerranéen de la Communication Audiovisuelle. Le prix lui ouvre la porte d’une diffusion sur la télévision publique en France alors que le film, produit en 2023, est déjà passé à l’antenne en Suède (la réalisatrice libano-suédoise vit à Stockholm), et en Allemagne.
Les enfants des rues à Beyrouth. Le film « Le gang de la liberté » a connu un vrai succès à sa sortie en 1994. Diffusé à l’international il a été plusieurs fois primé. « Je cherchais un enfant pour faire ce film et je suis tombée sur Rim. Elle avait 9 ans, elle était rebelle, pleine de gaité et de vie, je l’ai choisie pour être mon personnage principal » raconte la réalisatrice. Rim, fille aînée d’une famille syrienne réfugiée au Liban, a été repérée alors qu’elle vendait des paquets de chewing-gum à la sauvette aux automobilistes coincés dans les embouteillages à Beyrouth. Après le tournage, Leyla Assaf-Tengroth verse un cachet au père de l’enfant. « Il a pris l’argent et l’a dépensé, sa famille n’en a même pas vu la couleur. Alors, j’ai inscrit Rim qui ne savait ni lire ni écrire dans une école de bonnes sœurs. Elle est rentrée en classe avec des enfants de 5 ans mais elle était heureuse, elle a appris à lire et à écrire en français et en arabe ». Au souvenir de cette époque, des années plus tard, la fillette devenue adulte et mère de famille dira en larmes face caméra : « quand je suis allée à mon ancienne école c’était trop, ça m’a rappelé la liberté ». C’est qu’à cette époque nul ne sait ce que l’avenir réserve à la jeune héroïne du film, ni ce que deviendront ses rêves d’enfant. Leyla dont les parents vivent à Beyrouth fait plusieurs fois le voyage par an depuis l’Europe, l’occasion d’aller chez les siens, de travailler sur d’autres documentaires et de visiter Rim et sa famille. Mais l’année des 13 ans de la jeune fille, quand Leyla se présente à l’école pour payer les droits d’inscription elle est éconduite. « Rim n’était plus là, son père l’avait mariée à un cousin qui avait plus de deux fois son âge, pour rembourser une dette. Je ne pouvais rien y faire, mais je voulais rester un soutien pour elle, et c’est comme ça que tout a commencé. »
De l’insouciance de l’enfance à un destin cruel de femme. Alors la cinéaste va souvent voir Chadia et Ahmed, les parents de Rim, et leurs enfants. Elle voit la famille s’agrandir. Mariée à 17 ans, Chadia aura quinze enfants avant ses 40 ans dont cinq sont morts. Et Leyla, qui n’a même pas esquissé l’idée d’un projet cinématographique, fait à chaque fois ce que lui dicte son instinct et sa vocation, elle filme. 30 années avec Chadia et ses filles est plein de ses images d’une famille heureuse et riante avec sa ribambelle d’enfants insouciants, venant en flash-back et contrastant tellement avec la violence et les injustices dont chacun, les filles en tout premier lieu, va être victime en grandissant. Car Leyla ne se contente pas de filmer comme ça, elle interroge, entre dans leur intimité, recueille des confidences tandis que se dessine au fil du temps le destin cruel de fillettes devenant femmes un peu trop tôt.
Battue à mort pour avoir refusé le mariage forcé. Le mariage forcé, à 13 ou 14 ans, c’est le lot quasi obligé de chacune des huit filles de Chadia. Enfin, toute sauf une, Dalida. Mais celle-ci payera très cher son refus de se plier au diktat du père. Ce dernier la battra à plusieurs reprises, la laissant pour morte la deuxième fois, sauvée à l’hôpital. Et sans aucun remord Ahmed avoue devant la caméra « je l’ai battue à mort. Je l’ai frappée avec mes mains, avec une barre, elle m’a humilié », tandis que Chadia la mère fait part de son impuissance, « que vouliez-vous que je fasse, quand j’ai voulu l’arrêter il m’a battue moi aussi ». « Je ne suis pas encore mûre pour avoir des enfants et l’homme en veut beaucoup » confiait Dalida à 14 ans. « Vous devenez femme au foyer et vous faites le ménage, vous ne pouvez plus sortir, vous devez vous habiller d’une certaine manière et porter le voile, je ne veux pas de ça ». Finalement la jeune femme rebelle rencontrera Cesar, un policier libanais chrétien (la famille syrienne est sunnite) et Ahmed consentira au mariage. Dalida, c’est un peu la fierté et le modèle des autres sœurs. « Elle a eu de la chance » reconnaît Leyla Assaf-Tengroth, « certains disent que c’est parce qu’il est chrétien, moi je ne sais pas, je filmais c’est tout, mais c’est un chic type en tout cas. Il aime beaucoup ses enfants, il les suit, il est bienveillant ».
Si une femme n’est pas battue elle oublie qu’elle a un mari. Safia elle aussi admire sa sœur Dalida, flashback sur une scène ou tout juste adolescentes les deux sœurs dansent en riant devant une émission de variété à la télé. Elle, elle a épousé Abou Hadid avec le consentement du bout des lèvres du père, mais elle en était follement amoureuse. Douze ans plus tard ils vivent dans un appartement confortable, « mais il n’y a pas que la nourriture, la maison, la voiture… Être bien traitée, se sentir bien, c’est plus important que tout l’argent du monde » lâche-t-elle. C’est qu’à la moindre contrariété, au moindre désaccord, Abou Hadid la bat, comme le font les maris de ses autres sœurs. Lui aussi se confie sans complexe à la réalisatrice : « si une femme n’est pas battue elle oublie qu’elle a un mari ». Le plus glaçant est sans doute de constater comment les enfants eux-mêmes intériorisent cette violence. Quand Leyla demande à la fillette aînée si son père la bat, elle répond en justifiant : « oui, parce que je suis désobéissante ». Car les enfants aussi subissent la rage du père, au point que Safia les a éloignés, les plaçant dans un internat loin de la maison. « Ils me manquent, je ne sais pas ce qu’ils mangent, ce qu’ils font, comment ils vont, je voulais les éloigner d’ici pour qu’il arrête de les battre sans arrêt » dit-elle dans un sanglot.
Au bout d’un moment je me demande pourquoi je les frappe. Il y a aussi Ramia, mariée très tôt à Rami, un autre cousin du père, et mère à 14 ans. Elle vit dans un village abandonné près de la frontière, loué par les Nations Unies pour héberger les familles de réfugiés syriens. Rami est jardinier à Beyrouth, il va voir sa famille le week-end et, malgré cet éloignement, les coups pleuvent aussi. Il reproche à sa femme la pauvreté de la nourriture mais ne parvient pas à lui fournir de quoi subvenir dignement aux besoins de la famille. Rami n’a pas toujours été violent, ce serait la vie de réfugié et les multiples difficultés qui l’auraient rendu comme ça, oubliant que ses difficultés à lui sont aussi celle de sa famille. Contrit il confie : « au bout d’un moment je me demande pourquoi je frappe ma femme et mon enfant, je n’ai pas de patience et je le regrette par la suite », ce qui ne l’empêche pas de recommencer.
Les enfants appartiennent au père. La violence physique faite aux femmes est d’abord une violence psychologique, une affaire d’assignation. Pas de sortie de la maison sans la permission du mari ou sans être accompagnée, pas d’argent à dépenser, juste les tâches ménagères à assurer correctement sous peine de remontrances plus ou moins musclées. Cette assignation est inscrite dans les coutumes, si ce n’est dans le droit. Safah a épousé Wahel sans vraiment le connaître, mais Wahel qui est engagé dans le djihad avec l’État Islamique est arrêté en Syrie par l’armée du régime et disparait. Safah retourne vivre avec sa fille chez ses parents, mais les frères de Wahel exigent que l’enfant leur soit confiée. En larmes la jeune mère refuse, elle ne veut pas que sa belle-famille réserve à sa petite fille le sort fait à sa tante mariée sous la contrainte à 12 ans et morte en couche avec son enfant. Si elle devait se remarier elle perdrait l’enfant et de toute façon, quand la gamine aura 9 ans elle ne pourra plus la garder avec elle. C’est aussi cette tradition qui empêche les femmes de divorcer, car elles perdraient tout contact avec leurs enfants.
Au nom des traditions et des lois de Dieu. Durant ces trente années, les guerres, le terrorisme, l’explosion du port de Beyrouth, l'exil d'un million et demi de syriens avec la guerre civile commencée en 2001, ont profondément marqué le destin de la famille. Le documentaire les survole sans s’y attarder, les « événements » marquent une chronologie pas toujours évidente à suivre. Durant cette période, parents et enfants ont été déplacés, séparés, chassés définitivement de leur village syrien par les alaouites qui ont détruit leurs maisons. Les hommes, si cruels, ont eux aussi enduré des épreuves, celles de travailleurs immigrés mal acceptés dans leur pays d’accueil. Mais cela ne semble pas renforcer les liens avec leurs femmes et leurs enfants, ni susciter leur empathie. Au contraire, ils justifient leurs quasi-droits de vie et de mort sur leurs épouses et leurs enfants devant l’objectif au nom des traditions, de la loi de Dieu, comme si ces abus de pouvoir pouvaient réparer les humiliations subies. C’est finalement le drame de la guerre, de l’exil, du déracinement, de la misère que filme la réalisatrice.
S’ils voyaient le film, ils les tueraient. Les femmes, elles, acceptent de moins en moins leur situation. « Quand elles voient la vie des femmes au Liban ou quand avec leur téléphone elles voient le monde, ça leur ouvre les yeux ». Leyla Assaf-Tengroth a mis longtemps à se décider avant de monter le film, mais après la fin du tournage sur Safah, la télévision suédoise l’a incitée à s’y mettre. On imagine le travail, 30 années de rushes sous le coude, un gros travail d’écriture. Il lui aura fallu 18 mois avant d'arriver au montage. Les premières projections du film ont eu lieu au Liban, dans une petite salle privée et dans deux grandes universités de Beyrouth. Les femmes de la famille ont assisté à la première. « Elles étaient très émues et très fières d’elles-mêmes » raconte Leyla. Mais ce sont les seules diffusions que s’autorise la réalisatrice dans la région. Elle redoute par-dessus tout que le père ou les maris en aient connaissance. Elle est convaincue que « s’ils voyaient ça ils les tueraient ». Le film s’achève devant la tombe de la mère de Chadia qui avait voulu retourner en Syrie mais a été rapatriée au Liban, agonisante. « Le cercle se referme. Désormais Chadia est l’ainée de la famille. Beaucoup de choses se sont passées au cours de ces trente années mais à bien des égards rien n’a changé » conclu Leyla en voix off sur ces dernières images.