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Mot de passe oublié ?Lorsque le médecin psychiatre de Pau, Guy Roux, visita en 1994 la maison de famille d’agriculteurs d’un petit village du Béarn mise en vente, il proposa d’acheter le plancher d’une grande chambre dans lequel son occupant, prénommé Jean, grava un long texte dont chaque lettre recouvrait la quasi hauteur des planches de châtaigner d’une graphie inédite. Un dessin du plan de la pièce permet de projeter la puissance de l’ouvrage qui occupait tout l’espace de part d’autre du lit, sur une surface totale de 16 m2.
Une œuvre unique. Actuellement exposée au musée d’Art et d’Histoire de l’hôpital Sainte-Anne (MAHHSA), l’œuvre intrigue, suscite bien des questions, titille l’imaginaire. C’est par une série de documents et les réflexions de la psychiatre Anne-Marie Dubois, directrice scientifique du MAHHSA, que débute la visite. Si ces documents n’expliquent pas tout, ils offrent un contexte nouveau à ce que le musée a d’emblée considéré et traité comme une œuvre d’art. Ils composent un état des lieux respectueux, reposant sur de nombreuses recherches, archéologiques, graphiques, ethnologiques, généalogiques, qui aujourd’hui s’imposent en contre-point des conclusions hasardeuses qui ont conduit depuis sa découverte à présenter le plancher comme la production d’un malade ou à l’introduire dans la lignée de l’art brut. Le musée de Sainte-Anne, qui a pris son destin en mains, a rassemblé une équipe pluridisciplinaire de chercheurs afin de recenser tous les éléments permettant d’appréhender le plus rationnellement possible la spécificité d’une œuvre unique en son genre.
Sans proposer une conclusion. Inspirant des conclusions hasardeuses pendant trois décennies, depuis les hypothèses psychiatriques qui ont conduit à le montrer comme l’œuvre d’un malade jusqu’à sa classification dans les rangs de l’art brut lorsqu’il fut exposé dans plusieurs institutions, le plancher de Jeannot est aujourd’hui recontextualisé. « L’œuvre a été mal exposée, n’a pas été restaurée, parfois présentée à la verticale, etc. déplore Anne-Marie Dubois. Nous, nous en sommes occupés comme d’une œuvre d’art ». Grâce à l’aide du Centre de recherche et de restauration des musées de France, l’œuvre a été restaurée et elle a reçu une existence contextuelle, archéologique et ethnographique.
Documenter l’histoire de son auteur, Jean Crampilh-Broucaret (1939-1972), sonder son époque et son environnement social, développer l’esthétique et la créativité de l’œuvre grâce à son étude et à sa restauration, sans avoir le projet de proposer une conclusion, tel est l’enjeu de l’exposition du MSAAHA. En quoi ne pas tout savoir ni maîtriser nous gêne tant ? La question s’impose au visiteur contemplant le plancher. Les silences et les interrogations suffisent en l’état des connaissances d’une œuvre de l’intime qui n’était certainement pas destinée à être vue du public.
Sa puissance visuelle et sa beauté sont uniques. Il aura fallu du temps et de la force à Jean pour percer puis graver chaque lettre dans le bois dur. Mort quelques mois plus tard, il n’a d’ailleurs pas achevé ce qui peut être considéré comme une épitaphe ou un plaidoyer. Une épitaphe parce que l’entreprise de Jean a débuté après que sa mère a été enterrée au sous-sol de la maison, à quelques mètres en contre-bas du plancher de la chambre. Un plaidoyer parce que ce qu’il écrit dénonce plusieurs injustices, dont lui et sa sœur Paule sont victimes. L’invention de la graphie émerveille autant qu’elle interroge par sa complexité. Le texte, qui fait référence aux crimes inspirés par la religion, dont celui qui a « fait tuer les Juifs par Hitler », au refus des graves accusations portées sur Jean, sa sœur Paule et « nous tous », ne donne pas toutes les clés de compréhension. « Nous sommes innocents » est-il aussi gravé. « Dans un article du catalogue de l’exposition, explique Anne-Marie Dubois, je reprends la majeure partie des écrits précédents sur l’œuvre en essayant de montrer leurs soubassements. C’est rarement l’œuvre, alors qu’il s’agit d’une invention extraordinaire. C’est plutôt l’interprétation du texte, qui est beaucoup moins étrange qu’il n’y paraît au premier abord. Il a une grande cohérence ».
De son côté Ariane Bruneton, qui a mené les recherches ethnologiques, a rendu visible la généalogie de la famille, et fait ressortir des archives les façons de vivre à cette époque dans cette campagne des Pyrénées Atlantiques. « Ce qui était important et pas important chez ses habitants. Il y a des règles très précises. Par ailleurs il a été longtemps dit que Jean était inculte, ce qui n’était absolument pas le cas, c’est pour ça que l’art brut n’a rien à faire là-dedans » affirme la directrice scientifique. L’ensemble des études pluridisciplinaires menées sur son archéologie, sur le processus inédit de sa fabrication, les enquêtes ethnographiques dans le village du Béarn, éclairent désormais, de façon documentée, authentique et contextualisée, une production dont la part de mystère et la beauté unique font partie intégrante.
Le plancher de Jeannot, exposition documentaire du MAHHSA Paris, jusqu’au 27 avril.