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Anne-Marie Dubois : « un récit épigraphique dans une maison tombeau »

par Véronique Giraud
Anne-Marie Dubois, directrice scientifique du musée d'art et d'histoire de l'hôpital Sainte-Anne, également commissaire de l'exposition Le Plancher de Jeannot. DR
Anne-Marie Dubois, directrice scientifique du musée d'art et d'histoire de l'hôpital Sainte-Anne, également commissaire de l'exposition Le Plancher de Jeannot. DR
Hors-Champs Institution Publié le 21/01/2025
Anne-Marie Dubois, psychiatre, dirige le musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne (MAHHSA). Le lieu organise de nombreuses expositions d'œuvres de patients, artistes pour la plupart, qui sont entrés dans sa collection. La directrice scientifique revient sur la genèse de ce musée singulier et sur le traitement accordé à une œuvre inédite actuellement exposée, Le plancher de Jeannot.

Le plancher de Jeannot a été pendant trois décennies montré comme l’œuvre d’un malade. D’abord par son découvreur psychiatre, puis par un laboratoire qui le lui racheta.…

À l’époque, c’était une hypothèse fréquente. Aujourd’hui la façon dont on a travaillé et les recherches qu’on a menées nos amènent à penser que c’est presque secondaire. L’œuvre a été mal exposée, n’a pas été entretenue. Nous, nous nous en sommes occupé comme d’une œuvre d’art. L’œuvre de Jean Crampilh-Broucaret a été restaurée grâce à l’aide du Centre de recherche et de restauration des musées de France, et le MAHHSA s’est attaché à lui donner une existence contextuelle, archéologique et ethnographique.

 

Où en est la recherche ? Y a-t-il encore des choses à découvrir ? C’est un sujet d’intérêt ?

Je pense que oui. Nous avons fait des recherches très différentes, avec un historien d’art, une ethnologue, des restaurateurs d’art. Ces derniers nous ont permis de découvrir beaucoup sur cette œuvre, sur la façon dont elle a été conçue, sur la nature des lettres. Mais je pense qu’il y a encore des choses à trouver. Par des recherches, pas uniquement par des interprétations. Les ouvrages présentés dans l’exposition, le catalogue critique montre comment la densité de cette œuvre suscite des réactions très passionnelles et très interprétatives.

 

La graphie, très créative, a dû être complexe à graver dans le plancher en chêne…

C’est un travail énorme. Jean a commencé à graver à la mort de sa mère jusqu’à sa propre mort. La dernière ligne n’est pas achevée. Les points sont là, mais ne sont pas reliés pour former les lettres. Donc sans doute trois, quatre mois. Il a dû travailler jour et nuit.

 

Que sait-on de la mort de Jean Crampilh-Broucaret ?

Rien. Il vivait seul avec sa sœur. La mère était morte déjà, et enterrée dans la maison familiale. La chambre de Jean faisait environ 35m2, c’était une grosse ferme de cette région agricole riche.

 

La collection du musée est riche de nombreuses œuvres, toutefois l’espace d’exposition est relativement petit…

Nous pouvons y exposer jusqu’à 150 œuvres. Mais il est vrai que nous n’avons pas la place pour une exposition permanente, la collection n’est visible qu’à travers les expositions que nous organisons. Nous en faisons souvent.

 

Comment a été initié un tel musée ?

Cela s’est fait en plusieurs fois. L’origine c’est 1950. C’est une date importante pour cette institution hospitalière puisque des psychiatres très célèbres de l’époque y ont organisé le premier congrès mondial de psychiatrie. Ces psychiatres étaient eux-mêmes très impliqués dans le monde culturel et, parallèlement à ce congrès, ont voulu exposer les productions qu’ils connaissaient de certains malades qui étaient aussi des artistes. Ils ont demandé aux participants qui venaient de 17 pays d’apporter des œuvres de leurs patients parce que c’était un sujet qui était très connu depuis le début du XXe siècle. À la suite de cette grande exposition internationale, des œuvres ont été laissées à l’hôpital. C’est d’une certaine façon le point de départ. Il y a eu ensuite d’autres étapes, des expositions ont été organisées. Les choses se sont développées progressivement, les premières expositions étaient plutôt axées autour de journées d’études et de colloques. À partir de 1994, quand j’ai remplacé les personnes qui s’en occupaient, nous avons ouvert les expositions au grand public.

 

Qu’est-ce que vous ouvriez au grand public à travers ces œuvres ?

Le fonds est important. Le but était de montrer que ces œuvres, qui étaient conservées, n’étaient pour certaines d’entre elles absolument pas stigmatisées par la maladie éventuelle des artistes qui les avaient produites. L’objectif des expositions, toujours thématiques, a été de déstigmatiser ces œuvres. Et par là même de déstigmatiser le malade. En montrant que le malade n’était pas sa maladie, qu’il pouvait être bien d’autres choses. Après de très nombreuses expositions, dans lesquelles on ajoutait parfois des œuvres d’artistes contemporains qui s’inscrivaient dans le thème choisi, qui était une façon de mettre toutes les œuvres au même niveau, on a fait un projet scientifique et culturel pour demander l’appellation Musée de France. Nous l’avons eue en 2016.

 

Pourquoi l’appellation Musée de France ?

L’objectif était la reconnaissance de la collection et surtout sa protection. Pas mal d’œuvres ont été gardées dans certains hôpitaux, ont été perdues, pillées. Compte tenu de l’histoire de Sainte-Anne j’avais vraiment envie que ce soit pérennisé et inaliénable. Les œuvres sont maintenant inaliénables. De même que le plancher qui est maintenant rentré à notre inventaire.

 

Que peut-on dire des auteurs des œuvres de la collection du MAHHSA ?

Certains étaient artistes avant d’être nos patients, d’autres étaient autodidactes. Certains ont découvert leur art, leur passion ou leur engagement dans une pratique artistique grâce à la maladie ou à l’hospitalisation. Dès la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 50-55, ce qui était produit dans les hôpitaux, que les malades soient artistes ou non, c'était des initiatives spontanées des patients. C’est le cas d’Aloïse Corbaz qui a commencé en se cachant au début avant que les médecins se rendent compte que ses productions étaient très intéressantes et l’ont encouragée. C’était leur façon de se créer un monde différent de celui de la maladie.

Puis à partir des années 55, à Saint-Anne, ont été créés des ateliers, des lieux destinés à proposer aux patients d’autres moyens d’expression. Plus tard, ça s’est organisé davantage autour de ce qu’on appelle maintenant l’arthérapie. Où on utilise la pratique artistique dans le cadre de dispositifs thérapeutiques. Ce qui est montré dans cet art n’a pas le sens d’un message.

 

Les panneaux que vous avez écrits dans la partie documentaire de l’exposition y font écho. La notion du silence face au Plancher de Jeannot y est évoquée, d’autant que les recherches n’ont pas permis de tout expliquer…

Pour moi c’est très important. D’une part le silence, d’autre part le souci de faire de vraies recherches, pas uniquement donner une opinion interprétative sur une œuvre. Ce Jean, aucun psychiatre ne l’a jamais vu donc on n’est pas légitime à poser un diagnostic. Surtout ce qui me paraît essentiel c’est de pouvoir se laisser porter par l’intensité créatrice de cette œuvre en acceptant de ne pas tout comprendre. À l’encontre des nombreuses interprétations qu’on peut lire dès qu’il s’agit de personnes dont on suppose qu’elles ont été plus ou moins malades.

 

Le Plancher de Jeannot n’était pas destiné à être vu du grand public, cela lui confère un sentiment étrange…

Exactement. C’est pour ça qu’il fallait le montrer avec tout le respect et toute l’admiration qu’on pouvait lui accorder. C’est une façon de ne pas être impudique alors qu’effectivement on peut qualifier le texte de Jean d’épigraphique, au sens des écrits sur les stèles romaines par exemple. C’est un récit épigraphique dans une maison qu’on peut considérer comme un tombeau. La mère de Jean y est enterrée, et lui et sa sœur Paule sont tous les deux morts dans cette maison. Jean trois mois après la mort de leur mère, sa sœur est restée pendant vingt ans dans cette maison avec ce texte.

 

Tout cela inspire au visiteur l’impression d’un grand mystère et le sentiment que l’on ne peut pas tout savoir ni maîtriser. C’est intéressant.

On peut maîtriser des choses scientifiques, mais en matière humaine la prudence doit être de mise.

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