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Paul Ardenne : « L’art écologique est une affaire générationnelle »

par Pierre Magnetto
Auteur de nombreux essais et livres, l’historien de l’art Paul Ardenne a publié en 2018 Un art écologique : création plasticienne et anthropocène, pour lequel il avait entrepris des recherches dès 2010. © Stefano Anzini
Auteur de nombreux essais et livres, l’historien de l’art Paul Ardenne a publié en 2018 Un art écologique : création plasticienne et anthropocène, pour lequel il avait entrepris des recherches dès 2010. © Stefano Anzini
La symphonie pour la vie sauvage absente (sculptures et vidéo de Orta), ces animaux qu’on ne verra plus et ces sons qu’on n’entendra plus. © Fondation EDF Âmes Vertes.
La symphonie pour la vie sauvage absente (sculptures et vidéo de Orta), ces animaux qu’on ne verra plus et ces sons qu’on n’entendra plus. © Fondation EDF Âmes Vertes.
Corail Artefact de Jeremy Gobé, des œuvres utiles pour la sauvegarde des coraux. © Fondation EDF Âmes Vertes.
Corail Artefact de Jeremy Gobé, des œuvres utiles pour la sauvegarde des coraux. © Fondation EDF Âmes Vertes.
Arts visuels Arts plastiques Publié le 24/02/2025
Historien de l’art, spécialisé dans l’art contemporain et dans l’art écologique, Paul Ardenne a assuré le commissariat de l'exposition "Âmes Vertes, quand l’art affronte l’anthropocène" présentée jusqu’au 1er juin à La Friche de la Belle de Mai à Marseille. Dans cet entretien il explique comment les choix artistiques se sont imposés à lui et les évolutions d’une forme d’art en plein développement.

En 2020 vous avez été le commissaire de Courants Verts, une exposition dans laquelle vous présentiez le travail d’artistes engagés pour l’environnement. Quelle intention particulière a guidé votre travail avec « Âmes vertes » ?

En fait l’intention m’a été dictée par les commanditaires, La Friche de la Belle de Mai et la Fondation groupe EDF, à partir de cette thématique, pour deux raisons essentielles. La première est que l’exposition Courants Verts à Paris avait été plombée par le Covid, il y avait en conséquence une frustration notoire de la part de la Fondation qui s’était beaucoup investie sur la question environnementale. Ce thème intéressait aussi La Friche, à Marseille, dans le cadre de l’ouverture de cette institution à des problématiques sociétales. Il m’a alors été demandé de concevoir une exposition dans la foulée de « Courants Verts », mais non la même. Entre les années 2020 et 2025, le thème écologique a été porté très fortement par la crise du Covid, une zoonose à l’origine, en rapport donc avec le dérèglement anthropocène. Dans le même temps, l’écologie, on le regrette mais c’est ainsi, est devenue un thème de plus en plus insupportable. Où que l’on regarde aujourd’hui, tout ce qui touche à l’écologie est détricoté. Je pense au Pacte vert européen, à l’élection de Trump aux États-Unis, signal fort qu’il existe aujourd’hui un climatoscepticisme décomplexé, et qu’il garde les manettes. On pourrait croire cette exposition consensuelle mais ce n’est pas le cas. Le thème écologique, aujourd’hui, agace. Âmes vertes. Quand l’art affronte l’anthropocène est aussi une piqûre de rappel. L’occasion de signifier qu’en dépit de l’arrière-plan politique, le thème environnemental et la question du réchauffement climatique sont le combat principal de l’époque.

 

La plupart des artistes invités ont des activités ou des connaissances en dehors du champ artistique, notamment scientifiques, et leurs œuvres témoignent d’une hybridation entre ces disciplines. Leur présence relève-t-elle du choix du commissaire ou témoigne-t-elle d’une tendance en développement ?

Les artistes de l’exposition sont engagés. Même s’ils n’ont pas le désir d’être des « artistes politiques », ils s’investissent dans le combat pour l’environnement et, en toute sincérité, ils ne le font nullement pour de basses raisons de consensus. Le choix des artistes qui exposent à La Friche n’est pas dicté par mes préférences personnelles mais, justement, par le degré de leur engagement, en l’occurrence élevé, inspirant, séminal. Leur travail, pour schématiser, se caractérise par deux tensions antagonistes. D’un côté, on veut revenir au naturel dans un esprit de symbiose – une tendance très lourde, avec des œuvres corrélées au monde organique, au vivant. De l’autre côté, non moins fortement, on aspire à une hybridation art et science extrêmement prégnante aujourd’hui, et qui s’explique. La perspective, dans ce cas, est celle du salut public, tandis que le travail des artistes écologues œuvrant en proximité des scientifiques est porté par un désir d’information : apprendre, se documenter, savoir très exactement ce qui se passe, afin d’en fournir une représentation éclairante et si possible attractive. La création plasticienne, pour ce deuxième groupe d’artistes, se corrèle dès lors sans surprise à l’univers du rationalisme. Avec ce résultat, des créations hybrides voyant ces artistes agréger à leur poétique un combat ou un constat scientifique. Le témoignage d’une curiosité légitime qui rejaillit sur l’expression poétique elle-même.

 

Des travaux de cinq architectes ou agences d’architecture sont également présentés. En quoi cette présence vous semble-t-elle importante ?

J’ai beaucoup travaillé avec des architectes, soit en analysant leur travail, soit de l’intérieur, en œuvrant avec certains d’entre eux sur divers projets. L’architecture est une discipline qui m’est chère au regard de l’écologie, du fait notamment de la contrainte. Les architectes, depuis un quart de siècle, ont dû se plier à un grand nombre de réglementations environnementales toujours plus draconiennes, avec cette conséquence incontournable, le devoir de s’adapter et d’inventer des solutions « vertes ». En Europe particulièrement, où l’obligation de décarbonation oblige les architectes à refonder leurs manières de penser. Ce glissement du métier est d’autant plus frappant en ce qu’il vient après, pour le détrôner, le cycle douteux de ce qu’on a appelé la « starchitecture », riche de ses grands bâtiments inutiles, de ses formes conventionnellement audacieuses, de sa boursouflure récurrente et sur le plan pratique, de ses problèmes de gestion, d’entretien et de coût… Tout à trac, la nécessité écologique casse tout ça et oblige les architectes à requalifier leur travail, de manière souvent un peu triste au demeurant. L’architecture écologique, en vérité, n’est pas spécialement drôle, elle ne laisse que peu de marge de manœuvre à l’imagination. Je voulais en conséquence montrer le travail d’architectes que mobilise la question « verte », et français de surcroît. Dans le champ de la culture globale, en effet, l’architecture française est relativement reléguée. Mis à part quelques personnalités comme Jean Nouvel ou Christian de Portzamparc, personne n’existe et c’est absolument injuste. J’ai souhaité montrer des bâtiments conçus par des architectes hexagonaux, le fruit de recherches incontestablement très poussées, qui valent le détour, dans le domaine environnemental et de la décarbonation.

 

Dans cette exposition, vous introduisez la notion d’utilité, mais cette dernière n’est-elle pas étrangère à l’art ?

On dissocie en général le champ de l’utilité du champ de l’art, qui est celui de l’imaginaire, de la liberté de conception, un univers riche de sa possibilité d’oublier complètement le réel. C’est là l’esprit de la grande querelle entre réalistes et romantiques au XIXe siècle, entre Courbet d’un côté et Delacroix de l’autre. À partir du XXe siècle, toutefois, le réalisme se raffermit et va induire une tendance à l’utilité, certains artistes entendant créer des œuvres utiles, un Usefull Art, au regard et en fonction de nécessités pratiques. Le travail d’un Jérémy Gobé avec corail artefact, de la sorte, est tout entier dirigé artistiquement vers la fonctionnalité. Cet artiste conçoit des éco-formes, avec une finalité de service. Ses sculptures peuvent être installées en milieu corallien à des fins de repeuplement, de dé-blanchiment, de protection... Cette tendance utilitaire est extrêmement forte, toujours plus. Beaucoup d’artistes, et pas seulement les plasticiens, s’interrogent sur l’intérêt de la production fictionnelle, qui n’a jamais été aussi massive qu’aujourd’hui, ils se demandent à quoi sert celle-ci sinon à enrichir - jusqu’à le saturer - l’économie de ce que j’appelle le cosmétique culturel. L’humain a besoin de distraction, on est bien d’accord, l’humanité a besoin à la fois de s’investir dans des réalités concrètes et de les fuir de temps en temps. À ce jour, l’état de sur-représentation sous toutes ses formes du monde dans lequel on vit aboutit non sans logique à ce genre de questionnement, c’est-à dire à faire douter de l’intérêt de toutes ces fictions, autant d’échappatoires, d’éléments de fuite servant à oublier le monde très difficile à vivre, très violent et injuste dans lequel nous vivons. Stratégie de l’autruche, la tête sous le sable. L’œuvre utile, en revanche, raccroche ses partisans à quelque chose de tangible.

 

Dans un ouvrage de 2018, vous définissiez un « art écologique » à travers des travaux d'artistes qui dénoncent les effets de l'activité humaine sur l'environnement et mettent en pratique les principes du développement durable. Comment évolue cet art ?

De l’art écologique, on pourrait penser que c’est un art stabilisé dans ses concepts, dès ses fondations. Si le point de vue de l’artiste est d’évoquer le traumatisme environnemental de notre planète, l’art écologique se définit sans difficulté par la vigilance et le combat dirigé contre la dégradation du monde. Mais ce n’est pas si simple. L’art écologique apparaît dans les années 1960 aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne – très peu en France – avec des artistes luttant contre le fossile, dénonçant par exemple la pollution charbonnière, du pétrole ou de l’atome. Des artistes, disons-le, alors très isolés. Il faut attendre le début du XXIe  siècle pour qu’un art écologique se constitue comme mouvement, sous l’espèce cette fois d’une grande famille créative. Les premiers artistes de l’écologie étaient des pionniers, ils ont travaillé loin des modes, du consensus et, on l’imagine sans mal, du marché. Depuis une vingtaine d’années, l’évolution du genre est sensible, du fait du nombre élevé de créateurs à présent à la tâche. Mon livre sur l’art écologique, publié en 2018, devrait d’ailleurs être réécrit, faute d’être à jour à peine dix ans plus tard. Au départ, l’art écologique a évolué dans deux directions. D’un côté des artistes lanceurs d’alerte et de l’autre des artistes adeptes de l’art végétal ou de l’art animal. Puis l’on a vu monter un autre type de créations, de celles que vous évoquiez il y a un instant, répondant à une préoccupation artistique et écologique mais aussi bien scientifique, et portées par le désir de trouver des solutions. Contribuer à l’éco-solutionnisme, en somme. Cette évolution, très rapide, montre que la prise de conscience est très forte.

 

Le sous-titre de l’exposition fait référence à l’anthropocène, une notion plutôt anxiogène, alors que l’expo elle-même semble portée par une certain optimisme et un esprit de résilience. Est-ce un parti pris ou l’expression là aussi d’une tendance émergente consistant à traiter, au moyen de l’art, de questions graves ?

Ce qu’un curateur ne peut jamais savoir à l’avance, c’est l’effet que va produire une exposition : il est trop près de son sujet et se noie bientôt dans les questions pratiques, d’organisation, de transport, de budget, de présentation, etc. Que Âmes Vertes ne tombe pas dans le catastrophisme n’est en rien un effet recherché, c’est un constat. Je me suis interrogé sur l’origine de ce constat. C’est une affaire générationnelle. Les gens de ma génération, les post-soixante-huitards, ont toujours vécu avec le sentiment d’une irréparable dégradation du vivant, ce qui est vrai d’ailleurs : tous les indicateurs de l’écologie montrent actuellement que la situation ne s’améliore pas, que.la pollution ne diminue pas, que la biodiversité continue de décroître… Les plus jeunes, cependant, ne voient pas les choses ainsi. Ils ont la vie devant eux et, de cette vie, il faut bien qu’ils fassent quelque chose. Pour eux il ne suffit pas de dire comme Baudelaire « le monde va finir », ça n’a aucun sens ! Le monde va peut-être finir mais eux, ils doivent continuer vaille que vaille en ce monde et avec lui. N’en déplaise à Elon Musk, il n’y a pas de planète B. Les jeunes artistes se posent la question du continuum. Comment vont-ils tenir, de quelle façon, quel art produire pour donner envie de continuer, pour montrer que l’adaptation sera sans doute quelque chose de difficile mais qu’il existe malgré tout des ouvertures vers le possible ?  L’œuvre des Orta Symphonie pour la vie sauvage absente, par exemple, signée de gens de ma génération, est extrêmement pessimiste : il est question dans cette vidéo-installation d’espèces animales qui disparaissent progressivement, et des sons qu’elles produisent, que bientôt on n’entendra plus. Mais si vous comparez ce travail artistique à celui d’une Tiphaine Calmettes ou d’une Luce Moreau, qui sont dans la quarantaine, ça n’a strictement rien à voir. Calmettes et Moreau ne vous parlent ni de la fin du monde, ni de la disparition des espèces. Au contraire, elles nous entretiennent de collaborations entre l‘humain et le naturel, de possibilités de rénovation, et de réparation. La jeune génération s’inscrit dans l’esprit du Care, ce n’est plus du tout la même approche. Pour moi c’est un signe d’espoir. C’est leur monde, ils n’ont pas le choix.

 

Le public ne peut pas non plus se contenter de regarder, d’admirer. Il ne peut pas non plus se sentir étranger, l’empathie entre en jeu avec ce qui est montré. N’est-ce pas pour les visiteurs une démarche inhabituelle et comment l’intégrez-vous dans ce parcours ?

Ce sont les œuvres, ici, qui déterminent la position du spectateur, et qui commandent. Si le spectateur vient pour un moment de distraction, de décontraction, de délassement, d’ouverture culturelle avec en vue le plaisir, il est clair qu’il va être surpris. Les œuvres qui sont là, toutes, entendent mobiliser d’une manière ou d'une autre, précipiter une prise de conscience. Si cette exposition a une particularité - et ce n’est pas de mon fait mais du fait des œuvres elles-mêmes-, c’est d’interdire la rêverie, l’imaginaire, le laisser-aller. S’y impose, du fait de son thème et de son caractère problématique, cette quasi contrainte, rentrer dans un sujet pour lequel on vous demande de vous engager ou de vous désengager mais en aucun cas d’être indifférent. Il n’y a de ma part aucune volonté d’imposer au public une didactique, voire une politique, cette exposition serait-elle politique. Ce sont les œuvres qui, de par leur contenu, leur propos, leurs propositions concrètes, viennent quérir le libre arbitre du spectateur. Certains publics, du coup, risquent de développer un rejet, faute d’être en accord avec les positions qu’expriment ici les artistes. Cette exposition, sur le plan mental, est à flux tendu. On attend une exposition de gentils artistes qui aiment la nature et qui vous disent qu’il faut l’aimer, et puis quoi ? Vous voilà projeté dans un espace où s’expriment tout à la fois une menace écologique, une angoisse solastalgique, une volonté de soin, un désir d’esthétiser le rapport à la nature et aucun autre et de donner une forme culturelle au symbiotisme. En aucune manière, en ces lieux où un enjeu majeur s’expose, la notion de gratuité n’est mise en avant.

 

 

Paul Ardenne, né le 4 octobre 1956, est un historien, historien de l'art, commissaire d'exposition et écrivain français. Il a enseigné l’histoire de l’art contemporain à la Faculté des Arts de l'université d'Amiens.

Sa recherche se focalise sur l'art contemporain (Art, L'âge contemporain, 1997 et Art le Présent, 2009), le corps (Portraiturés, 2003, L'Image corps, Figures de l'Humain dans l'art du XXe siècle et Extrême, Esthétiques de la limite dépassée, 2006), l’architecture (Terre Habitée, 2005 et Architecture, le Boost et le Frein, 2020) et l'art dans l'espace public (Un art contextuel, 2002 et Heureux, les créateurs ?, 2015).

Paul Ardenne est l’auteur de nombreux essais. Il collabore depuis 1990 à des revues telles que Art Press, Beaux Arts magazine, Omnibus, Le Voyeur, La Recherche photographique, L’Image, Parpaings, Visuels, Archistorm, Nuke, Synesthésie, L’Art même (Belgique), Esse arts + opinions (Canada), Inter, art actuel12 ou Figures de l'art en France, dont il est membre du comité de rédaction.

 

 

 

 

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