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Mot de passe oublié ?À l’heure où l’image inspire suspicion quant à son authenticité, écouter Sebastião Salgado raconter chacune de celles qu’il a captées au Koweit, au Brésil, au Rwanda, en Afghanistan, au Sahel, en ex-URSS, en Inde, parfois au péril de sa vie, renvoie au vrai et à un puissant désir d’humanité.
Dans le beau bâtiment rénové des Franciscaines de Deauville, propriété de la Ville qui en a fait un grand lieu culturel, trois-cents tirages en noir et blanc provenant de la collection de la Maison Européenne de la Photographie embrassent plus de quarante ans de son travail. Et l’immense photographe brésilien a tenu à quitter l'hôpital de Sao Paolo, en dépit de graves problèmes de santé, pour venir rencontrer la presse et le public.
Âgé de 81 ans, Salgado constate : « en faisant le tour de l’exposition, j’ai fait un tour dans ma vie ». La photo qui introduit le parcours le remplit d’émotion et le ramène au moment où il l’a prise en 1974 à l'occasion d'un mariage dans la mairie de La Courneuve. Elle lui rappelle l’invitation du maire et les six mois passés à travailler dans la ville, loin de ses reportages à travers le monde (notre vidéo). Chacune de ses photos, qu’il destine à la presse pour les agences Gamma puis Magnum, témoigne d’un moment fort d’humanité très en décalage avec les images de ses confrères. La plupart ont fait les grandes pages du New-York Times, de Life, du Financial Times, mais en revoyant une photo prise au Koweit en 1991, il se souvient de ces hommes luttant contre les feux des puits de pétrole qui explosaient et que c’est là qu’il a perdu une grande partie de son audition.
Ses valeurs, qui conduisent sa vision singulière du monde, ne quittent à aucun moment Salgado. Devant son auditoire, il évoque avec une grande sincérité et beaucoup d’émotion la solitude du photographe sur les terrains de la guerre où, envahi par l’horreur, lui se demande que ramener de mémoire photographique. « J’étais seul » dit-il au souvenir des pires moments. Il ne s’agit pas pour Salgado de capter l’horreur d'un confit. Le sensationnel ne l’intéresse pas. Sa recherche de la dignité de l’homme, même vivant le pire, lui fait percevoir et rendre visibles les conséquences des conflits qu’il couvre. En n’utilisant que le noir et blanc. Il explique que la couleur risque déporter le regard sur un détail, alors que lui veut partager l’entièreté de la scène qui s’est offerte à lui. Hommes combattant au Koweit les feux de 600 puits de pétrole plutôt que la guerre menée contre l’Irak que couvraient ses copains photographes. « C’était un moment sublime et terrible de ma vie. Terrible parce que c’était la plus grande pollution que cette planète n’a jamais eue. Sublime parce qu’il y a eu des jours et des jours sans lumière mais quand le vent dispersait les nuages et qu’apparaissait un rayon de soleil c’était comme travailler sur un théâtre. C’était un privilège d’être parmi ces hommes héroïques ». Peuples d’Afrique sur les routes de l’exode, plutôt que l’image des massacres qu’ils laissent derrière eux. « Quand on voyage pour photographier, on se pose des questions éthiques, de légitimité, de sécurité, et c’est à vous-même de trouver les solutions. Combien de fois j’ai laissé de côté mes appareils parce que c’était tellement dramatique. Et j’étais seul. Ça, c’est le pouvoir du photographe. Un journaliste va donner la bonne information, mais il n’aura pas le temps de choisir ». Et ce temps, ce choix, lui permettent de produire des images d'une insaisissable beauté.
Avec tous ses corps à enterrer, ses camps de milliers de réfugiés, la violence du génocide au Rwanda l’a rendu malade. Il n’était pas venu pour ce drame, il suivait les mouvements des populations (son livre Exodes), mais il y fut plongé. Les médecins qui l’ont examiné lui ont dit « Si tu continues au Rwanda, tu vas mourir, disaient-ils. Il faut que tu arrêtes ». Alors il quitte les chemins de la guerre pour le Brésil où il tente de se reposer au sud de Bahia. À ce moment ses parents, âgés, décident de lui donner la ferme familiale. Avec sa femme Lelia, ils décident d’abandonner, la photographie pour lui, l’architecture et le design pour elle, et de devenir fermiers. « J’avais honte d’être photographe, honte de faire partie de mon espèce ». Mais les intempéries découragent les apprentis paysans, le ruisseau qu’il a toujours connu et aimé a disparu. Fini le travail de la terre, ils planteront une forêt sur ce grand terrain. Salagado parcourt alors le monde pour solliciter les puissants de l’aider à financer ce projet fou de planter 2,5 millions d’arbres d’espèces natives, dans un pays où la déforestation est un art. La compagnie d’assurance Zurich Insurance accepte de soutenir son entreprise. Aujourd’hui, une pépinière est créée, une école aussi, la forêt de plus de 3, 5 millions d’arbres emploie des centaines de personnes et c’est le plus grand projet écologique du Brésil.
Il dit qu’il n’est pas militant écologique pourtant, en parallèle à sa forêt, il parcourra une nouvelle fois le monde, cette fois pour en capter les lieux restés intacts. Des trésors de vie alors que le grand combat de la réparation s’annonce. Le photographe se détourne ainsi de son espèce pour regarder les autres espèces. Ce sera son grand projet, Genesis, second volet de l’exposition qui rassemble quelques-unes de ses photos du « monde épargné ».
Finalement, « Le plus grand voyage que j’ai fait, c’est en moi-même ». Difficile de mieux résumer l’entreprise de Salgado.
SEBASTIÃO SALGADO - Collection de la MEP. Commissariat : Pascal Hoël, responsable des collections de la Maison Européenne de la Photographie. Rétrospective exceptionnelle à travers trois séries majeures, La Main de l’Homme (1986), Exode (1994) et Genesis. Les Franciscaines à Deauville, jusqu'au 10 juin 2025.